C’est
en 1945 que l’écrivain Soljenitsyne, capitaine d’artillerie dans l’Armée rouge,
est arrêté et envoyé au bagne en Sibérie pour huit ans, sous le prétexte
d’avoir, dans une lettre, insulté Staline. Il devient ainsi un « zek »,
un détenu des camps de travaux forcés.
La
première version de son roman autobiographique, première œuvre de l’auteur, parue
en 1959, en Russie, sous le titre CH-854,
Une journée d’un zek, fut censurée deux
ans plus tard puis republiée en 1962 avec un tirage de cent mille exemplaires
mais toutes les versions en furent ensuite détruites. Ce n’est qu’en 1973 qu’elle
fut de nouveau éditée intégralement en traduction française, aux Editions YMCA
de Paris, puis traduite dans de nombreuses langues. Une Journée d’Ivan Denossovitch, révéla alors au monde entier les
affres de la vie dans le Goulag. Une vie où une cuillère supplémentaire de
bouillie de céréales ouvre la porte du bonheur, où une pincée de tabac mastiquée
par un autre évoque le paradis, où un bout de lame de scie cassée dont on peut
fabriquer un couteau devient un inestimable trésor, où le seul espoir qui
demeure est celui de voir le thermomètre descendre au dessous de moins quarante
et un, seule situation dans laquelle le travail quotidien peut être annulé…
Soljenitsyne
dresse l’ambiance : insupportable froid, absence de chauffage faute de
combustible, murailles de barbelés, appels sous la neige, fouilles interminables
et répétitives lorsque les détenus rentrent du travail pour vérifier qu’ils n’ont
pas subtilisé aux échafaudages du chantier de petits morceaux de bois destinés
à se chauffer, angoisse de commettre une faute qui vous conduira au cachot, l’antichambre
de la mort, bref, une multitude de brimades et avanies quotidiennes auxquelles
seuls pourront survivre ceux qui ont appris à ne plus se révolter et à
encaisser en silence...
« Quand il était jeune, Choukhov, qui sait les
brassées d’avoine qu’il a portées aux chevaux ! Jamais il ne se serait
figuré qu’un jour, ça lui donnerait à rêver, une poignée d’avoine… »
Un
livre où on a faim et froid du matin au soir : les « zeks » sont
nourris, juste ce qu’il faut pour leur permettre de travailler dur, mais pas
assez pour éprouver jamais la sensation de la satiété ; la nourriture
devient une obsession de chaque instant ; quant à leurs vêtements et leurs
chaussures, ils ne leur permettent pas d’échapper à la morsure du froid :
« Ce départ en pleine nuit pour l’appel du matin, par
froid de loup, avec la faim au ventre pour la journée entière, il n’y a pas
pire crève-cœur. On en ravale sa langue. Ça vous coupe l’envie entre causer
entre soi… »
Soljenitsyne
nous explique comment conjurer la faim : surtout, ne pas manger trop vite
ni finir sa ration gloutonnement mais, au contraire, la fractionner et la
mâcher avec cérémonie :
« On aurait dû manger en y pensant, en pensant
seulement à ce qu’on mangeait, comme il faisait, en détachant de tout petits
morceaux avec ses dents, en se les promenant sous la langue, et en les suçant
avec le dedans des joues, de sorte qu’on ne perde rien de ce bon pain noir
humide… »
Un
monde cruel, où le pire ennemi du « zek » est un autre « zek »,
qui vole le pain de midi, deux cents grammes mis dans une caisse en commun :
« C’était un moyen de tourmenter les gens en leur
créant des soucis en plus : mordre un coin de sa miche, bien se rappeler l’entaille
qu’on y a faite, déposer la miche dans la caisse, et, après, vu que tous les morceaux
se ressemblent puisque c’est du même pain, sa faire un sang d’encre, tout le
temps de la marche, à se demander si on ne t’a pas échangé ton morceau, et puis
se disputer avec les autres ensuite, et, des fois, jusqu’à la bagarre… »
Au
fil des ans, le « zek », mis au ban du monde réel, n’est plus qu’une
bête de somme dont s’effacent peu à peu les souvenirs d’antan, car, il ne
comprend plus le sujet des lettres de ses proches et lui-même ne sait plus quoi
leur écrire. Et il ignore s’il retrouvera un jour la vie normale :
« Mais est-ce qu’on la lui rendra, la liberté ? Est-ce
qu’on ne va point, pour diantre sait quoi, lui flanquer encore dix ans de
rallonge ? »
Un
livre terrible, témoignage accablant contre le système concentrationnaire
soviétique ou contre toutes formes de bagne.
« Des journées comme ça, dans sa peine, il y en avait,
d’un bout à l’autre, trois mille six cent cinquante-trois. Les trois de
rallonge, c’était la faute aux années bissextiles.»