dimanche 2 avril 2023

Sabahattin Ali, auteur du best-seller de la Turquie

 Article publié dans le mensuel Aujourd'hui la Turquie d'avril 2023, numéro 217, page 9  

Aujourd'hui la Turquie 217

C’est le 2 avril 1948 que disparut le célèbre romancier, poète et journaliste turc, Sabahattin Ali, sauvagement assassiné au bord d’une route, dans des circonstances mystérieuses, à Kırklareli. Cette mort ne fit que confirmer le destin tragique de l’auteur, éternel incompris : emprisonné pour « propagande communiste », renvoyé de son poste de professeur d’allemand, déchu de son statut de fonctionnaire, condamné à quatorze mois de prison pour des poèmes satiriques et envoyé à la prison de Sinop, qui conserve aujourd’hui sa cellule transformée en musée ; vilipendé par la droite nationaliste pour sa description du spleen des intellectuels dans son roman,  Le Diable qui est en nous ; discrédité par la gauche qui lui reprochait son mode de vie bourgeois ;  finalement jugé sous le chef d’accusation de « traître à la patrie » et encore incarcéré deux fois pour les articles de ses revues… 


Pourtant, les ennuis politiques de ce grand écrivain, l’une des figures majeures de l’époque de la République, n’ont pas réussi à lui enlever la faveur des lecteurs : car il est l’auteur d’un chef-d’œuvre traduit en de nombreuses langues qui, 80 ans après sa parution en 1943, est encore le best-seller incontesté de la Turquie et figure parmi les ouvrages les plus empruntés des bibliothèques : La Madone au manteau de fourrure (Kürk Mantolu Madonna).


Que raconte ce livre ? Rasim, qui commence à travailler dans une entreprise, est placé dans le même bureau que Raif Efendi, le traducteur d’allemand, un homme taciturne et secret, qui semble emprisonné dans ses manies et dénué de toute fantaisie. Mais un jour où Rasim va rendre visite à son collègue tombé malade, ce dernier, pensant qu’il va mourir,  lui demande en secret de brûler le cahier caché dans son tiroir au bureau. Rasim le supplie alors de le lui laisser pour une seule nuit et de retour chez lui, se plonge dans la lecture. Et c’est avec stupeur qu’il découvre le journal intime de Raif Efendi écrit en 1933, alors qu’il était un jeune homme de 24 ans, dépressif, timide et rêveur, ne trouvant son bonheur que dans la lecture. Finalement, son père, qui possédait une fabrique de savons, décide de l’envoyer en stage en Allemagne pour y apprendre la confection des savons parfumés. Raif commence sans conviction son apprentissage à Berlin mais le délaisse peu à peu, préférant se promener dans les parcs et les galeries d’art. Jusqu’au jour où il tombe en extase devant le portrait d’une femme en manteau de fourrure où figure, dans le bas du tableau, la mention : « Maria Puder, autoportrait ». Toute sa vie va en être bouleversée, au point qu’il se rend chaque jour à la galerie pour contempler le tableau. Puis, un soir, croyant reconnaître la femme du portrait dans la rue, il la suit et découvre qu’elle est chanteuse dans un cabaret. Finalement, elle vient s’asseoir à sa table et lui révèle qu’elle n’est autre que Maria Puder. C’est le début d’une passion réciproque, qui se poursuit jusqu’au jour où un télégramme apprend à Raif Efendi que son père est décédé et qu’il doit rentrer d’urgence en Turquie. Le roman comporte donc deux récits successifs à la première personne : celui de Rasim, qui, dans son nouveau travail, est intrigué par la personnalité du traducteur et celui de Raif Efendi, qui raconte son histoire d’amour avec Maria Puder.


Je n’en dirai pas davantage mais outre la passion amoureuse, le roman peint un héros masculin en décalage avec son entourage, souffrant de solitude et d’absence de communication. Un des thèmes essentiels du livre est le préjugé qui nous fait interpréter faussement une situation ou les jugements erronés que nous portons sur le monde intérieur des autres personnes. Quoi qu’il en soit, cette œuvre intemporelle continue à envoûter les lecteurs qui peuvent tous y trouver un écho dans leur propre vie… En 2021, la mairie d’Edremit a inauguré,  dans la maison où le célèbre écrivain a passé sa jeunesse, la « maison du souvenir » de Sabahattin Ali,  qui expose des documents et objets personnels offerts par la fille de l’auteur. Et à peine le musée a-t-il ouvert qu’il attire des foules de lecteurs passionnés. Quant à Sabahattin Ali, auteur de trois romans mais aussi d’essais et surtout de poèmes mis en musique et interprétés par les plus grands chanteurs turcs, son destin est emblématique de celui de nombreux écrivains ou artistes. Persécuté de son vivant, aurait-il pu imaginer que la postérité lui rendrait un aussi merveilleux hommage et lui manifesterait tant d’amour ?

 


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