samedi 13 août 2016

Mathias Enard. L’Alcool et la Nostalgie ou les affres du Transsibérien

Article de Gisèle Durero-Koseoglu

Décidément, un roman de Mathias Enard est un philtre dont on a du mal à se départir. Les phrases vous poursuivent longtemps après les avoir quittées.
Sa prose fonctionne comme une drogue. Une page, deux pages, et vous voilà accro, prêt à l’overdose.

En ce qui me concerne, je ne me livrerai pas à des conjonctures pour savoir si Mathias Enard est le plus grand romancier français actuel, je ne dirai qu’une phrase : j’adore son œuvre, ses sujets et son écriture… A tel point que je relis le livre sitôt que j’en ai achevé la lecture (cet article est écrit après la première, il sera sans doute modifié après la deuxième) …

Une des raisons de la magie opérée par les romans d’Enard est peut-être qu’il s'approprie à tel point la littérature qu’il nous fait savourer, au détour des pages, le plaisir de la réminiscence littéraire.



Comme le roman Zone pouvait passer pour une réécriture du célèbre « Zone » de Guillaume Apollinaire, L’Alcool et la Nostalgie semble être une réécriture de « La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France », de Blaise Cendrars, avec des citations :

 « Je voudrais n’avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France… »

Ou avec des emprunts : « Moscou, la ville des mille et trois
Clochers et des sept gares »…

Le sujet : Le narrateur, Mathias, est réveillé en pleine nuit par un coup de fil de Jeanne, qui lui apprend la mort de leur ami commun, Vladimir. Il décide alors de se rendre en Russie pour ramener en train le corps de Vladimir jusqu’à son village natal, près de Novossibirsk.

Ce voyage de six étapes dans le Transsibérien (rappelons qu’en 2010, pour l’année France-Russie, 16 écrivains français, dont Mathias Enard, ont effectué ce voyage de 9300 kilomètres) est l’occasion pour le narrateur d’évoquer son passé et de dialoguer avec le mort, à qui l’unit un étrange tissage d’amitié et de haine. Car Vladimir n’est autre que celui qui lui a volé Jeanne, la femme aimée. Notons que l’on pourrait étudier le thème du voyage en train chez Enard, qui, disciple de Michel Butor, en fait, comme dans Zone, épopée entre Milan et Rome, le cadre privilégié du monologue intérieur…

Et Enard d’évoquer les affres de cet amour à trois, aux protagonistes emboîtés les uns dans les autres « comme des poupées russes », des « matriochki ». L’amour est sombre et masochiste chez Enard ; ce serait le seul reproche que je lui adresserais. Il donne un peu trop dans les airs de chien battu, que diable !  Il est vrai cependant qu’on se délecte de la façon dont il exprime son dépit...



 Mathias Enard lors de la remise du Prix Goncourt pour Boussole en 2015

Dans ces 88 pages à la première personne (un avertissement au lecteur précise que le roman est « l’adaptation plus ou moins fidèle d’une fiction radiophonique écrite dans le Transsibérien entre Moscou et Novossibirsk »), on se vautre aussi avec volupté dans les références littéraires. Gorki, Essenine, Kerouac, Conrad, Dostoïevski, Mandelstam, Pouchkine, Shelley, Carver, Kessel ou Nabokov font partie de ce voyage où l’on noie son chagrin dans la vodka et les stupéfiants, jusqu'à la mort.

Et l’on se délecte sans retenue de la -tristesse majestueuse- du narrateur, bercé par le bruit des roues qui lui « dégouline des oreilles comme l’huile sainte d’une icône »…