samedi 10 décembre 2022

Annie Ernaux : discours du Nobel, texte intégral

Discours publié par la Fondation Nobel le 7 décembre 2022 :
Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes. Une sorte de clef. Aujourd’hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l’événement – « est-ce bien à moi que ça arrive ?  » – mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c’est la même nécessité qui m’envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m’invitez ce soir.



Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. J’écrirai pour venger ma race. Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. »* J’avais vingt-deux ans. J’étais étudiante en Lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits-commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’Ecole avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire.
En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J’avais quelques excuses.


Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l’école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l’objet dans mon école religieuse, me les rendaient encore plus désirables. « Don Quichotte », « Voyages de Gulliver », « Jane Eyre », contes de Grimm et d’Andersen, « David Copperfield », « Autant en emporte le vent », plus tard « les Misérables », « les Raisins de la colère », « la Nausée », « l’Etranger » : c’est le hasard, plus que des prescriptions venues de l’Ecole, qui déterminait mes lectures.
 
Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisait me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j’opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l’écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.
 
 Ce n’est pas le refus d’un premier roman par deux ou trois éditeurs – roman dont le seul mérite était la recherche d’une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l’interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire « la parabole de la loi » dans « le Procès » de Kafka sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n’était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.


 
Mais c’était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d’un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d’éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma « race », et qui donnaient à mon désir d’écrire un caractère d’urgence secrète et absolue. Il ne s’agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire « écrire sur rien » de mes vingt ans, mais de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Ecrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines.

  

 
Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux, transfuges de classe sociale, n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire dans la langue acquise, dominante, qu’ils ont appris à maîtriser et qu’ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d’origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d’un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d’Albert Camus, « Entre oui et non ». De l’autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l’univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu’ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l’écriture, ils ne m’étaient d’aucun secours. Il me fallait rompre avec le « bien écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venue, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.
 
Très vite aussi, il m’a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ – d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’Etat français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais.

 
Comment ne pas s’interroger sur la vie sans le faire aussi sur l’écriture ? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses ? Est-ce que l’écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle. C’est donc, à l’origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores, ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité, allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet.
 
Continuer à dire « je » m’était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu’à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu’elle réfère à l’auteur, qu’il ne s’agit pas d’un « je » présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le « je », jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des « Confessions » : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. »

 
Ce n’est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…) mais le désir de me servir du « je » – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l’authenticité de ma recherche. Mais à quelles fins ? Il ne s’agit pas pour moi de raconter l’histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d’autres consciences, d’autres mémoires. Qui pourrait dire que l’amour, la douleur et le deuil, la honte, ne sont pas universels ? Victor Hugo a écrit : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. »* Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – « c’est à moi que ça arrive » – elles ne peuvent être lues de la même façon, que si le « je » du livre devient, d’une certaine façon, transparent, et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l’occuper. Que ce Je soit en somme transpersonnel.



  C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire « pour » une catégorie de lecteurs, mais « depuis » mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique.
 
On le voit aujourd’hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus archaïque. Ecrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a dans le monde, y compris dans les sphères intellectuelles occidentales, des hommes pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal d’espérance pour toutes les écrivaines.



Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais aussi collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.
 
Mais je ne confonds pas cette action politique de l’écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J’ai grandi dans la génération de l’après-guerre mondiale où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s’impliquent dans les luttes sociales. Personne ne peut dire aujourd’hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d’information, la rapidité du remplacement des images par d’autres, accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation.
 
Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d’une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir d’extrême vigilance.



En m’accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c’est un travail d’écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m’éblouit pas. Je ne regarde pas l’attribution qui m’a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n’est ni orgueil ni modestie de penser qu’elle est, d’une certaine façon, une victoire collective. J’en partage la fierté avec ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre souhaitent plus de liberté, d’égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d’une Terre que l’appétit de profit d’un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l’ensemble des populations.
 
Si je me retourne sur la promesse faite à vingt ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge sociale dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.





 

mercredi 9 novembre 2022

Hommage à Marcel Proust et Ahmet Hamdi Tanpınar à Notre Dame de Sion, Istanbul

 

Mardi 8 novembre 2022 a eu lieu à Istanbul, au lycée Notre-Dame de Sion, le vernissage de l’exposition « La musique portée par le roman, Regards croisés sur Proust et Tanpınar », qui présente, en miroir, des extraits de textes de Marcel Proust et d’Ahmet Hamdi Tanpınar , ainsi que des collections de photos et de portraits et durera jusqu’au 8 décembre 2022.



Le spectacle-piano de Marie-Christine Barrault et Franck Ciup

Cette manifestation littéraire organisée en hommage à Marcel Proust pour le centenaire de sa mort, a été marquée par un envoûtant « Spectacle piano littéraire », dans lequel Marie-Christine Barrault lisait, avec une superbe interprétation, des extraits choisis de Marcel Proust, en alternance avec des morceaux composés pour l’occasion par le pianiste Franck Ciup, par référence à la fameuse Sonate de Vinteuil, œuvre imaginaire créée par Proust à partir de compositions qu’il aimait. Les fins mélomanes ont pu reconnaître dans les interprétations du pianiste des extraits des Scènes d’enfants de Robert Schumann, de la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, mais aussi de deux œuvres utilisées en leitmotiv, A Chloris, de Reynaldo Hahn, utilisé six fois, et le  fameux Clair de lune, de Claude Debussy. Le tout était d'une poésie extrême, tellement beau que l'on aurait souhaité que le concert ne finisse pas…



L’exposition  « La musique portée par le roman, Regards croisés sur Proust et Tanpınar »

La curatrice, Aylin Koçiyan, a fait appel à de nombreux spécialistes pour réaliser l’exposition. C’est en ces termes qu’elle définit son travail : « L’objectif de l’exposition « La musique portée par le roman » est d’apporter un regard croisé sur la manière avec laquelle la musique revient comme un leitmotiv dans l’œuvre colossale de Marcel Proust (1871-1922), A la recherche du temps perdu, publiée en sept tomes de 1913 à 1927, et dans le roman-fleuve d’Ahmet Hamdi Tanpınar (1901-1962). Notre travail explore comment la musique émerge comme une expérience intime et existentielle permettant à l’individu d’atteindre l’essence et la profondeur de l’être et des choses, ainsi que comme un langage universel, seule capable de traduire l’indicible, l’ineffable… »



La musique chez Proust et Tanpınar

La Sonate de Vinteuil de Proust

A la Recherche du Temps perdu, permet à Marcel Proust de créer,  à partir de personnages qu’il a connus dans sa vie, des figures d’artistes imaginaires comme le musicien Vinteuil, l’écrivain Bergotte et le peintre Elstir. 



Dans Un Amour de Swann, une « petite phrase » de la Sonate de Vinteuil,  devient  « l’air national » de l’amour entre Charles Swann et Odette de Crécy. Dans un des passages-clés du roman, lorsque Odette s’éloigne de Swann pour lui préférer le comte de Forcheville, lors d’un concert chez la marquise de Saint-Euverte, Swann entend la fameuse sonate dont la « petite phrase » ressuscite toutes les sensations de son passé avec Odette, tous « les refrains oubliés du bonheur », dans un merveilleux texte devenu un des symboles de Proust : 

Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la main à son cœur. C'est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveillés et, à tire-d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.

Le Mahur Beste de Tanpınar

Dans sa trilogie romanesque, Huzur, en 1949, Sahnenin Dışındakiler, en 1973 et Mahur Beste, en 1975, à l’instar de Proust, Ahmet Hamdi Tanpınar  -dont certains livres sont traduits en français par Actes Sud, dont L’Institut de remise à l’heure des montres et des pendules, ou le merveilleux Pluie d’été – utilise le thème récurrent du « Mahur Beste », du compositeur turc du XVIIe siècle, Ebubekir Ağa.


Selon la curatrice Aylin Koçiyan, « Tout au long de l’exposition qui présente des extraits bilingues de Proust et de Tanpınar, la musique et les rapports sociaux qui s’organisent autour d’elle, tels qu’ils sont évoqués plus particulièrement dans Du côté de chez Swann et Le côté de Guermantes, d’une part, et la question identitaire et la musique qui tissent la trame de la trilogie romanesque de Tanpınar (Huzur, 1949 ; Sahnenin Dışındakiler, 1973 ; Mahur Beste, 1975) nous invitent à de nouvelles réflexions sur les relations entre la littérature et l’art et la fonction de la création artistique et littéraire pour figer le moment volatile et alléger l’amertume de la nostalgie 
»

PS : j’ai eu la chance de réaliser, le lendemain du concert, un entretien sur son travail avec le pianiste et compositeur Franck Ciup, vous pourrez bientôt le lire dans le Petit Journal d'Istanbul…

jeudi 29 septembre 2022

Le 29 Septembre 1902 : envol d’un fulgurant génie littéraire, Emile Zola

 Comme plusieurs autres écrivains du XIXe siècle, Emile Zola mérite de surnom de "phare" -au sens baudelairien- de la littérature française. Tout a été dit et écrit sur lui, ou presque, aussi me contenterai-je de rappeler quelques points importants de sa biographie :


-Le père de Zola, un ingénieur italien naturalisé, qui travailla à la construction du canal qui portera son nom à Aix-en-Provence, meurt lorsqu’Emile a sept ans et  la famille se retrouve dans la misère.

-Zola n’a pas obtenu son Bac ! Il entre en 1862 à la librairie Hachette. Vite remarqué, il  collabore aux rubriques littéraires de plusieurs journaux et fréquente de nombreux écrivains et artistes de son époque.

-Il a défendu avec beaucoup de conviction Manet et les Impressionnistes.


Portrait d'Emile Zola par Edouard Manet en 1868

-C’est à 27 ans, après Thérèse Raquin,  qu’il conçoit le projet des Rougon-Macquart, « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », qui comprendra 20 volumes ! Il a écrit aussi beaucoup d’autres livres, son œuvre est colossale !

-C’est en 1877, à 37 ans, qu’il atteint la gloire littéraire avec  L'Assommoir. Son succès lui permet d'acheter sa villa de Medan et il devient le chef de file des Naturalistes.

-En 1886, Paul  Cézanne se reconnaît dans les traits du personnage principal de L'œuvre. C’est la rupture entre les deux amis.

-Le 13 janvier 1898, la lettre ouverte « J'accuse », dans le journal L’Aurore, prend la défense de Dreyfus. Un procès en diffamation condamne Zola à un an d'emprisonnement et à une grosse amende. Il part en exil à Londres pour éviter l'emprisonnement ( Dreyfus sera réhabilité en 1906).

-Après les Rougon-Macquart, Zola change d’inspiration et écrit sur la religion dans « Les Trois livres » : Lourdes, Paris, Rome.

-Les romans de Zola suscitent souvent le scandale : les plus décriés ont été Thérèse Raquin, en 1867, L’Assommoir, en 1878, Nana, en 1880 et Germinal en 1885. De violentes attaques contre l’écrivain sont publiées dans le journaux, ainsi que des caricatures très caustiques le représentant en cochon ou jouant avec des excréments.



-Zola est marié depuis 1864 avec Alexandrine lorsque, en 1888, une jeune lingère, Jeanne Rozerot, entre au service du couple. Il s'ensuit une folle passion, d'autant plus forte que Jeanne va donner à Emile deux enfants, alors que son union avec Alexandrine est restée stérile. 

Sans se séparer de son épouse, Zola va mener une double vie qui lui pèse beaucoup : "J'avais fait le rêve de rendre tout le monde heureux autour de moi mais je vois bien que cela est impossible," écrit-il. Le roman Le Docteur Pascal transpose de façon déguisée cette histoire d'amour. Deux-cent-sept lettres de Zola à Jeanne témoignent de cette passion. Après la mort d'Emile, Alexandrine, magnanime, autorisera les enfants de Jeanne à porter le nom de leur père...


-Zola est un des premiers écrivains-photographes. Il découvre cet art en 1894, et devient si passionné qu’il possède une dizaine d’appareils, trois laboratoires et procède lui-même au développement des clichés dont on a conservé au moins deux mille plaques.



-Zola est aussi un auteur lyrique qui a participé à des adaptations théâtrales de ses romans. Mais il a écrit aussi le  livret d’opéra Messidor ou l’or de l’Ariège, sur la musique d’Alfred Bruneau, qui remporte un franc succès le 19 février 1897, à l’Opéra de Paris.


-Les circonstances de la mort de Zola, asphyxié le 29 septembre 1902, dans sa maison, par une cheminée qui fume, sont plus que mystérieuses. On a longtemps pensé à un accident mais les dernières recherches envisagent plutôt l’hypothèse de l’assassinat. En effet, les descendantes de Zola ont réaffirmé la thèse selon laquelle un ramoneur avait avoué avoir bouché la cheminée sur ordre des antidreyfusards…

 


dimanche 4 septembre 2022

4 septembre, envol de Simenon : ses écrits sur Istanbul…

 

C’est aujourd’hui le 33ème anniversaire de la mort de Georges Simenon, disparu le 4 septembre 1989. C’est pourquoi j’ai éprouvé le besoin d’honorer la mémoire de ce génie littéraire, né à Liège en 1903, capable d’écrire 80 pages par jour, qui a débuté très tôt dans le journalisme, s’exerçant à l’écriture en publiant, sous des pseudonymes divers, un nombre incroyable de romans populaires. En effet, Georges Simenon, quatrième auteur francophone le plus traduit dans le monde, a écrit 192 romans (dont 75 Maigret et 117 romans qu’il appelait ses « romans durs »), 158 nouvelles, plusieurs œuvres autobiographiques et de nombreux articles et reportages ; sans parler des 176 romans parus sous des pseudonymes divers…

Maigret

Comme Jules Verne, qui se retirait sur son bateau pour créer, Georges Simenon écrit à partir de 1929 sur un bateau, L’Ostrogoth, qu’il gardera trois ans. Dès 1931, il crée, sous son véritable nom de Georges Simenon, le personnage du commissaire Maigret, devenu mondialement connu et toujours au premier rang de la mythologie du roman policier. Simenon rencontre immédiatement le succès et le cinéma s’intéresse à son œuvre dès le début. Ses romans ont été adaptés à travers le monde en plus de 70 films et au moins 350 téléfilms.

Les grands reportages

Après les succès du premier Maigret, Simenon entreprend une série de reportages autour du monde et part en Afrique, en Europe de l’Est, en Union soviétique et en Turquie, voyageant avec sa malle, sa carte de reporter, sa machine à écrire et son appareil-photo.

Simenon en Turquie

Simenon effectue un séjour  à Istanbul du 1 juin au 19 juillet 1933. Il arrive de Marseille le 1 juin 1933, sur le paquebot Angkor, en compagnie de son épouse. Le but de son voyage est d’effectuer, pour le quotidien Paris-Soir, une interview de Trotski qui est exilé depuis 1929 sur l’île de Buyuk Ada. Simenon s’y rend en bateau le 6 juin, et rencontre Trotski, qui, craignant pour sa sécurité, ne sort presque jamais, sauf à la tombée de la nuit pour aller à la pêche, et vit dans une pièce entourée de livres. 


Ce célèbre reportage paraîtra le 15 et 16 juin.

Après, au départ de Trabzon, Simenon fait une excursion à Batoum et Odessa, pour « découvrir le monde soviétique » puis passe par Ankara et retourne à Istanbul où il prend 400 photos. Comme l’on sait que les photos de Simenon lui servent toujours de base à un nouveau roman, il tirera plusieurs livres de son séjour à Istanbul : Le Policier d’Istanbul, nouvelle qui met en scène un policier turc ; Les Gens d’en face, roman qui se passe à Batoum mais a pour héros un consul de Turquie à Batoum se sentant observé par ses voisins ; Les Gangsters du Bosphore, reportage qui ne paraîtra pas ; Les Clients d’Avrenos, roman qui se passe complètement à Istanbul, traduit en turc par Çetin Altan en 1949 ; Le Locataire, dont le héros est Elie Naegar, d’origine turque, récit adapté à l’écran en 1982 par Pierre Granier-Deferre sous le titre L’Étoile du Nord, avec Philippe Noiret et Simone Signoret.

Le roman Les Clients d’Avrenos



On peut remarquer que les lieux que Simenon choisit de décrire dans Istanbul ne sont pas vraiment les lieux emblématiques de la ville en 1933, mais plutôt des endroits appartenant au vieil Istanbul d’avant la République et qui ont déjà été décrits dans les Voyages en Orient. L’univers du roman, déjà obsolète à son époque, semble très loin de celui de la Turquie d’Atatürk et de la jeune république. En effet, en 1933, cela fait déjà dix ans que la république existe, toutes les grandes réformes ont déjà été réalisées mais Simenon n’en parle jamais. Pour Simenon, Istanbul en 1933, c’est encore une ville où l’on loge au Pera Palas, où l’on se promène en caïque de nuit sur le Bosphore, où l’on se promène aux Eaux-Douces d’Asie, où l’on va pratiquer « le kief », s’enivrer, fumer du haschich dans un vieux manoir …

C’est pour cela  qu’une partie du roman se passe dans un vieux « yali », une demeure en bois les pieds dans l’eau au bord du Bosphore, inspirée par le fameux yali des Ostrorog, lieu-culte de la vie mondaine des Stambouliotes aisés, où l’écrivain, comme beaucoup d’autres, a été reçu.  Simenon a sans doute choisi ce cadre parce qu’il incarne l’ultime survivance d’un monde qui disparaît, qui n’a plus sa  place dans l’idéologie de la jeune république turque, qui , au contraire, cherche à se construire en opposition avec le monde ottoman et le cadre impérial.

Jouer un tour à Simenon pour lui faire écrire un roman

Dans ses souvenirs, le peintre turc Abidin Dino raconte en 1988, comment, lors d’une invitation au yali des Ostrorog, ils ont joué un tour à Simenon pour lui donner un sujet de roman. Le consul de France, Raoul Crépin, organise avec un ami turc et son domestique albanais, une pseudo-fumerie avec des figurants dans un garage et même une fausse descente de police. Simenon n’aurait pas été dupe et la soirée se serait terminée en beuverie. Simenon aurait pris sa revanche en écrivant le roman Les Clients d’Avrenos, dans lequel il caricature Raoul Crépin, son épouse et les Ostrorog…

La vidéo de l’émission d’Arte « Invitation au voyage », intitulée « A Istanbul, les mauvaises fréquentations de Simenon », réalisée par Anne Gautier et dans laquelle j’interviens à la fin…

https://www.youtube.com/watch?v=bYXRzNhK91Y&t=811s

Mon article du blog sur le tournage de l’émission d’Arte :

http://gisele-ecrivain-istanbul.over-blog.com/2020/01/georges-simenon-a-istanbul-arte-invitation-au-voyage.html



mercredi 31 août 2022

31 août, anniversaire de ta mort, Charles Baudelaire : hantes-tu ta tombe ou ton cénotaphe ?

Cher Charles, c'est aujourd'hui, 31 août 2022, le 155ème anniversaire de ta mort, toi qui n’aimais rien tant que les caveaux, les cimetières et les fantômes ! C'est pourquoi je parlerai de ta tombe !
Tu fus inhumé en 1867 au cimetière du Montparnasse dans la tombe familiale où reposent ta mère (1793-1871) et le général Aupick (1789-1857).



Lecteurs, savez-vous que ce général Aupick de sinistre mémoire, aux dires de Charles, fut ambassadeur à Istanbul en 1848 ?
Aie, pauvre Charles, être couché pour l’éternité aux côtés de celui que tu détestas !


                                                     Photo Internet, merci aux auteurs

Charles, en 1902, pour honorer ta mémoire, tes admirateurs décident de t’élever à Montparnasse un cénotaphe, qui sera réalisé par l’artiste José de Charmony.
Il représente un gisant ressemblant à une momie égyptienne, surmonté d’un bas-relief te montrant en train de méditer.


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La sculpture fut le fruit d'une souscription publique, lancée le 1er août 1892, par Léon Deschamps dans La Plume et dirigée par un comité présidé par Leconte de Lisle ; dans lequel figuraient alors de nombreux artistes et écrivains, tes fans, dont José Maria de Heredia, Mallarmé, François Coppée, Jean Moréas, Verlaine, Sully Prudhomme, Emile Verhaeren et des romanciers comme Anatole France, Emile Zola, et Edmond de Goncourt.



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Charles, est-ce bien dans une crise de spleen que tu écrivis ces vers décrivant ton cerveau, ou te réjouissais-tu à l’avance de la tête que nous allions faire en les lisant ? Farceur, va !
 
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers...





lundi 15 août 2022

L'histoire méconnue du Café Pierre Loti, à Istanbul

         Article paru dans le mensuel Aujourd'hui la Turquie 207, juin 2022

         ALT 207 de juin 2022


L'histoire méconnue du Café Pierre Loti, Gisèle Durero-Koseoglu

Aller boire un pot au Café Pierre Loti en contemplant le panorama sur la Corne d’Or fait partie des musts d’Istanbul, surtout au printemps, où les touristes nostalgiques cherchent à retrouver les souvenirs de l’écrivain dans la petite demeure de bois patiné, entourée de terrasses et communiquant avec une deuxième maison envahie de glycines… Mais contrairement à ce que l’on a souvent entendu dire, l’actuel Café Pierre Loti n’est pas un lieu où Loti a habité, c’était déjà, à son époque, un café où il avait l’habitude de se rendre pour fumer le narguilé au coucher du soleil.


En effet, en ce qui concerne les habitations de Pierre Loti, on peut rappeler que l’écrivain a séjourné sept fois à Istanbul et qu’une géographie différente est attachée à chacune de ses venues. 

Dans le roman Aziyadé, fruit de son premier voyage à partir de 1876, Loti affirme qu’il a loué, sous le nom d’Arif Effendi, une maison de bois à Hasköy, puis à Eyüp, et qu’il y  voit « à droite, la Corne d’Or, sillonnée par des milliers de caïques dorés », ce qui a conduit certains à identifier sa demeure à la bâtisse de l’actuel café. Or, lors de son second voyage, dix ans plus tard, Loti constate que sa maison d’Hasköy a été détruite ; et en ce qui concerne celle d’Eyüp, personne n’a pu en déterminer l’emplacement exact, en dépit des tentatives de reconstitution menées par les spécialistes à partir des itinéraires de Loti et de ses descriptions de l’environnement.  Il faut dire que le vrai littéraire est parfois très éloigné de la réalité… On connaît aussi à Divan Yolu une « maison de Pierre Loti », celle qu’il a louée lors de son sixième passage, en 1910, mais on ignore la localisation de celle qu’il a occupée lors de son séjour de 1913, à Fatih, non loin de la mosquée du Sultan Selim, même si l’écrivain Süleyman Nazif y est allé lui rendre visite. Quant au café qui porte son nom, il semble que l’écrivain l’ait surtout fréquenté en 1894, et surtout de 1903 à 1906, où il y passe de longues heures sur les brouillons de son roman Les Désenchantées.

UNE HISTOIRE ROMANESQUE

En réalité, l’histoire du mythique Café Pierre Loti est aussi romanesque que les écrits du célèbre auteur turcophile !

Au XVIIIe siècle, surnommé « le café de la dame », il aurait d’abord été tenu par une femme du nom de « Rabia », puis, à partir de 1880, aurait eu comme propriétaire le gardien du quartier, Ragip Aga ; après, différents propriétaires l’ont tenu jusqu’aux années 1950, où des mésententes entre les gérants le font péricliter et presque abandonner.


Le café en 1910


Le café en 1934

C’est alors qu’intervient une femme hors du commun, Sabiha Tansuğ, passionnée par le passé, qui sera ensuite connue pour son extraordinaire collection de costumes féminins et de coiffes ottomanes, dont elle fera un musée, et dont m’a parlé Ferhat Bey, qui gère le café depuis trente-six ans. 


Sabiha Tansuğ raconte en 1995, dans une interview accordée au journal Cumhuriyet, comment elle a ressuscité le café Pierre Loti ! En voyage à Vienne en 1963, elle ne cesse de s’extasier sur les fameux cafés traditionnels qui ont constitué, depuis le XIXe siècle, un des attraits de la ville autrichienne. Et sous le charme de la découverte, elle souhaiterait en créer un semblable à Istanbul. Mais comment ? Le destin va vite lui apporter la réponse à sa question, car un jour de 1964, elle gravit, à travers le vieux cimetière ottoman, le chemin qui monte au Café Pierre Loti et découvre l’endroit presque en ruines. Aussitôt, sa décision est prise ! 



Le café en 1952  par Roger Viollet 

Elle loue le bâtiment et va consacrer toute son énergie à la reconstruction du lieu. Elle embauche deux menuisiers spécialistes de la restauration des demeures anciennes, fait refaire les entourages de fenêtres et les moucharabiehs, les plafonds, les vitres colorées. Puis, elle se procure du mobilier d’époque au Grand Bazar, fait disposer un divan, aménage un réchaud à l’ancienne pour préparer le café de façon traditionnelle sur les braises. Enfin,  elle se lance dans la collecte de livres, photographies et souvenirs de l’écrivain pour décorer les pièces. Elle fait même confectionner un buste de Pierre Loti qui sera volé par la suite. Les garçons et serveuses en costume, l’exceptionnel panorama, le café servi dans des tasses raffinées, tout contribue au succès du lieu qui devient alors un des incontournables du tourisme stambouliote ! A cette époque, certains surnomment même le café, « Musée Pierre Loti ». On y tourne des films, des gens célèbres s’y rendent. Le café changera encore de direction, mais en dépit des années, il a conservé intact son charme ; pour l’apprécier, mieux vaut s’y rendre en semaine, en montant le chemin romantique tracé entre les anciennes tombes aux cippes ouvragées, derrière la mosquée d’Eyüp, car la construction du téléphérique permettant d’y accéder facilement le transforme, le week-end, en bruyante kermesse…




Mais au fait, pourquoi les Turcs ont-ils éprouvé le besoin d’immortaliser en ce lieu le nom de l’écrivain français ? En réalité, la reconnaissance qui lui est manifestée n’est pas due à ses écrits littéraires mais plutôt à son engagement aux côtés de la Turquie lors des jours sombres de l’histoire du pays. En effet,  en janvier 1913, suite aux deux guerres balkaniques, Pierre Loti fait paraître La Turquie agonisante, qui dénonce la coalition des Européens contre l’Empire ottoman.  C’est donc pour le remercier de sa fidélité que le sultan et le grand vizir le reçoivent en visite officielle, du 15 août au 17 septembre 1913. Loti est acclamé par la foule. Les habitants de Kandilli, village du « yali » des Ostrorog, où loge le grand romancier, organisent en son honneur une fête culminant dans une promenade nocturne en caïque, avec une escorte de centaines de bateaux. Par la suite, après la Première Guerre mondiale, Loti est le seul à faire de la partition de l’Empire ottoman un des principaux sujets de son œuvre, avec les livres Les Alliés qu’il nous faudrait (1919) et La Mort de notre chère France en Orient (1920).




Le fait qu’il se soit dressé « seul contre tous », quitte, parfois, à devenir la risée de ses compatriotes, ou même de détracteurs en Turquie, a suscité la gratitude d’une partie des Turcs. L’engagement de Loti a donc, en partie, fait oublier le romancier, pour privilégier le politique. En 1920, des admirateurs organisent en son honneur une conférence à l’Université d’Istanbul, on le nomme « citoyen d’honneur » de la ville et on pose sur la façade de sa maison de Divan Yolu,  une inscription gravée dans le marbre : « Pierre Loti, de l’Académie française, le noble et fidèle ami des Turcs dans leurs jours de prospérité ou de malheur, a habité cette maison en 1910 ».



C’est pourquoi, en 1921, bien qu’il n’apprécie pas beaucoup Loti comme écrivain, Atatürk lui écrit une lettre de remerciements, lui fait offrir un tapis et l’invite à venir comme « ami des Turcs ». Mais Loti, très malade, ne reverra plus jamais la  Turquie. Le 23 janvier 1922, le préfet de Constantinople inaugure, à Sultanahmet, la rue « Piyer Loti » et la colline du café portera désormais le nom du célèbre écrivain. Un journal français rapporte, des années plus tard, ce commentaire de Loti peu avant sa mort : « Le Café Pierre Loti, c’est mon plus beau titre de gloire, avec la plaque que l’on a posée, en ville, sur la maison que j’ai habitée… »