samedi 31 mars 2018

Sandor Marai. Les Braises ou quarante ans à ruminer sa vengeance


Le miracle de la littérature, c’est d’être inépuisable ! Car lorsqu’on se berce de l’illusion d’avoir « beaucoup lu »,  on découvre soudain  un auteur qui nous bouleverse, nous envoûte et nous fait partager son univers au point qu’on se l’approprie et que ses phrases deviennent les nôtres !

C’est ce qui vient de m’arriver avec Sandor Marai et je me demande comment j’ai pu arriver à cet âge et avoir tant lu sans avoir connu auparavant ce merveilleux écrivain !

Le roman Les Braises se déroule dans un vieux château isolé, où un général de soixante treize ans, Henri, attend avec impatience un mystérieux visiteur qu’il n’a pas revu depuis quarante ans et quarante trois jours.




Depuis la mort de son épouse, huit ans auparavant, Henri a condamné l’aile de la demeure où il vivait avec elle, fait recouvrir de draps blancs meubles et bibelots et s’est retranché dans l’aile qui servait jadis d’appartement à sa mère.

 Le château était un monde à soi, à la manière de ces grands et fastueux mausolées de pierre dans lesquels tombent en poussière des générations d’hommes et de femmes, enveloppés dans leurs linceuls de soie grise ou de toile noir. … Il conservait également le souvenir des morts. Des souvenirs qui se dissimulaient dans les recoins, comme se cachent les chauve-souris, les rats, les cloportes, dans l’humidité grise des très vieilles caves.  

Les premiers chapitres effectuent un retour en arrière pour évoquer l’éducation d’Henri à l’Académie militaire de Vienne et son amitié avec Conrad, que son père avait jugé « différent » d’eux car il n’était pas un soldat mais un passionné de musique.

Pour la soirée fatidique, Nini, la vieille gouvernante du général, va reconstituer dans le moindre détail, jusqu’au menu et aux bougies bleues ornant la table, une soirée qui s’était déroulée quatre décennies auparavant. Jusqu’à ce que le général et son visiteur, deux vieux amis dont l’univers s’est écroulé avec la disparition de l’Empire austro-hongrois, ne passent à table pour un inoubliable huis-clos.

Car le visiteur, on l’aura deviné, n’est autre que Conrad, qui, quarante ans plus tôt, démissionnant de l’armée, s’en est allé vivre en Asie, sans faire ses adieux au général. Et cela fait quarante ans que ce dernier cherche à élucider la raison du départ de Conrad : connaître  enfin ce qu’il nomme « la vérité ».



Les Braises est un roman existentiel qui passionne par ses dialogues sur la vie mais  « envoûte »aussi par son atmosphère et multiplie les phrases qui font rêver :

La nuit, au clair de lune, cerfs et chevreuils se risquaient hors de forêt, s’immobilisaient pour épier de leurs yeux graves, aux reflets métalliques et bleutés, les fenêtres éclairées du château et semblaient écouter la musique.

La tension monte au fil des pages, car quarante années n’ont pas éteint le feu couvant sous la cendre et c’est par petites doses que l’auteur distille lentement les raisons pour lesquelles le général attendait depuis tant d’années cette confrontation.

Un roman philosophique sur la vie, émaillé de phrases à portée universelle dont on pourrait recopier des dizaines.

Un roman traversé par la métaphore du cerf, qui incarne les rêves ou l’amour de la femme aimée, tout autant  insaisissable.

Une inoubliable méditation sur le destin, la vieillesse, le souvenir, le sens de l’honneur, l’amitié, la trahison, la vengeance et la mort.

Être différent de ce que l'on est... est le désir le plus néfaste qui puisse brûler dans le coeur des hommes. Car la vie n'est supportable qu'à condition de se résigner à n'être que ce que nous sommes à notre sens et à celui du monde. Nous devons nous contenter d'être tels que nous sommes et nous devons aussi savoir qu'une fois que nous aurons admis cela, la vie ne nous couvrira pas de louanges pour autant. Si, après en avoir pris conscience, nous supportons d'être vaniteux ou égoïstes, d'être chauves ou obèses, on n'épinglera pas de décoration sur notre poitrine. Non, nous devons nous pénétrer de l'idée que nous ne recevrons de la vie ni récompense ni félicitations. Il faut se résigner, voilà tout le grand secret...

L’auteur

Né en Hongrie en 1900 Sandor Marai commence sa carrière littéraire par des articles dans les journaux hongrois et allemands, écrit des pièces de théâtre et traduit Kafka en hongrois. Marié en 1922 à Llona Matzner, surnommée « Lola », il s’installe avec elle à Paris pendant cinq ans, et fréquente les milieux littéraires et artistiques.


Sa carrière de romancier ne commence véritablement qu’après son retour en Hongrie et son installation à Budapest mais elle sera prolifique : Premier amour, (1928), Les révoltés  (1930),  Un chien de caractère, (1932),  Les confessions d’un bourgeois, L’étrangère (1934),  Divorce à Buda (1935), Patrouille à l’ouest (1936), Les jaloux (1937),  L’héritage d’Esther (1939),  La conversation de Bolzano (1940), Sinbad rentre chez lui (1940), Métamorphoses d’un mariage  (1941), Les braises (1942), La mouette (1943)…



Attristé par les épreuves, comme la mort de son père, celle de son fils Kristof et la destruction de sa maison pendant la guerre, Sandor Marai connait un bref répit lors de sa reconnaissance par le régime communiste qui s’est installé en Hongrie ; il publie encore  La sœur (1946) et Les offensés (1947). Pourtant, il devient bien vite la cible de critiques et décide de s’exiler, choix cornélien qu’il évoquera en 1972 dans son œuvre autobiographique Mémoires de Hongrie. Après un passage par Naples, il s’installe avec son épouse à New-York, retourne encore en Italie puis repart à San Diego pour se rapprocher de leur fils adoptif János. 





Mais après le décès de Lola en 1986 puis celui de János, il se suicide en 1989.




samedi 10 mars 2018

Andreï Makine. L’Archipel d’une autre vie ou l’envoûtement sibérien


Quand j’entends le nom d’Andreï Makine, académicien depuis 2016,  me revient toujours en mémoire la fascination que j’avais jadis éprouvée en découvrant son roman Le Testament français, que j’avais considéré comme un chef-d’œuvre  et qui fut d’ailleurs couronné de plusieurs prix littéraires…



L’Archipel d’une autre vie  est un roman original débutant par le récit à la première personne d’un jeune géomètre russe, orphelin, « enfant de taulards » qui, dans les années 1970, a été sélectionné pour devenir géomètre et part effectuer un stage en Sibérie, près de la ville de Nikolaïevsk, non loin d’un océan qu’il ne voit jamais. Arrivé à Tougour, près du lieu de son stage, où il est un peu oublié par ses supérieurs, il voit descendre d’un hélicoptère un voyageur mystérieux qui s’éloigne à pied dans la taïga. Il entreprend alors de suivre…

C’est ainsi que commencera un second récit à la première personne, enchâssé dans le premier, qui raconte l’histoire de Pavel Gartsev.

Qu’ai-je fait après avoir lu une cinquantaine du roman ? Je suis vite allée consulter une carte pour voir où se passait exactement l’intrigue.


Vous pouvez voir une marque orange désignant (approximativement) l’emplacement de la ville de  Nikolaïevsk et une marque rouge placée au-dessus de l’archipel des Chantars, où se déroule une partie de l’action.

Le récit de Gartsev effectue un retour en arrière en 1952 et raconte comment, jeune militaire, il a participé à de terribles opérations de simulation d’une Troisième Guerre mondiale. Un épisode poignant, marqué par la mégalomanie, les mensonges et le sadisme des  supérieurs hiérarchiques du jeune homme, qui, sous prétexte de tester son endurance lors d’une éventuelle  attaque atomique, lui imposent des manœuvres assimilables à des sévices le  conduisant au seuil de la mort.

Jusqu’au jour où on les affecte, lui et quatre de ses camarades, à une nouvelle mission : poursuivre un criminel qui vient de s’évader d’un camp de prisonniers.

Commence alors une sauvage chasse à l’homme dans la taïga, qui conduit le lecteur époustouflé  de rebondissements en rebondissements…

Photo Internet merci aux auteurs

L’auteur dit à ce propos : « C’est un évadé  astucieux parce qu’il vit en symbiose avec la nature, il est né dedans. Chaque arbre est son ami, chaque aiguille de pin est son allié. Il joue tous les tours à ces cinq soldats qui sont d’abord effrayés, puis, amusés par ses astuces ».

Ce qui m’a fascinée dans ce livre, finalement, c’est moins l’histoire des hommes, si passionnante soit-elle, que celle de la nature ; les héros de cette histoire  ne sont autres que la taïga et l’océan. Les couvertures se parent de croûtes de glace qui se brisent au réveil, les pattes des loups ou des lynx laissent des empreintes sur la neige, on se colle des plaques de lichens sur la poitrine pour se protéger du froid. Le souffle épique qui sous-tend le roman s’amplifie dans la dernière partie, se déroulant dans l’archipel des Chantars et offrant d’impressionnantes descriptions de l’océan :

 « A l’approche de cet îlot, la mer fut éventrée, découvrant des boyaux de flux qui s’emmêlaient, bouillonnaient, formaient des ondes contraires. Notre radeau tourniqua, telle une brindille dans un ruisseau et soudain ralenti dans un répit inexplicable, évitant les rochers et ses nuées d’oiseaux marins… L’île s’approchait à une vitesse tétanisante, se laissant précéder d’une herse de pitons à moitié immergés et de hautes gerbes de ressac. Et tout droit, devant nous, avançait une muraille de roche, semblable à la proue effilée d’un paquebot, prête à couper en deux notre radeau qui se disloquait déjà...»

Photo Internet merci aux auteurs


Au-delà de l’évocation de la violence d’une nature vierge  Makine  donne à son roman une symbolique existentielle : « Ce citadin de Gartsev est projeté dans un élément qui lui est complètement étranger… Gartsev se rendra compte qu’il s’agit d’une remise en question de tout ce qu’il a vécu  auparavant, c’était une forme de mort, un sommeil mortel qu’il avait toujours vécu et il faut être dans ces contrées désolées et solitaires pour comprendre la valeur de la vue d’autrui… »

Photo Internet merci aux auteurs

Envoûtée par l’atmosphère des derniers chapitres, c’est avec regret que je suis arrivée à la dernière page du livre, rêvant d’océans déchaînés et de maisons de glace…