dimanche 3 mai 2020

Madame de Sévigné et les épidémies


La fausse lettre de « confinement » de Madame de Sévigné diffusée sur les réseaux sociaux  (joli pastiche élaboré par Jean-Marc Banquet d’Orx, dans lequel l’épistolière écrivait à sa fille pour lui parler d’une épidémie, et si bien écrit qu’à première lecture, nombreux sont ceux et celles qui sont tombés dans le piège !) permet de rappeler, qu’en réalité, à l’époque de la marquise, et aussi au siècle suivant, on vit dans la terreur des épidémies ! 
En particulier celles de « La Petite Sœur », c'est-à-dire la variole, alors appelée « petite vérole ». 

Marie de Rabutin-Chantal, Marquise de Sévigné, peinte par par Lefebvre en 1665

Plusieurs fois, la marquise parle à sa fille, Françoise de Grignan, de la maladie et lui donne des conseils pour qu’elle se tienne éloignée des lieux contaminés et ne risque pas de gâter sa beauté de  « plus jolie fille de France » !

Madame de Grigan peinte par Mignard en 1669


En voilà quelques exemples :

6 mai 1671 : Mais, ma bonne, pourquoi avez-vous été à Marseille ? Monsieur de Marseille mande ici qu’il y a de la petite vérole : puis-je avoir un moment de repos que je ne sache comme vous vous portez ?

5 août 1671 : Je vous conjure, ma chère bonne, de vous bien conserver ; et s’il y avait quelques enfants à Grignan qui eussent la petite vérole, envoyez-les à Montélimar : votre santé est le but de tous mes désirs…

25 novembre 1671 : J’ai appris par mes lettres de Paris la mort de votre premier président… Je ne sais comment je n’ai pas eu l’esprit de vous conseiller ce que vous avez fait, moi qui craignais également de vous voir affronter la petite vérole à Aix, ou retourner sur vos pas à Grignan : il n’y avait qu’à ne bouger d’où vous êtes ; vous avez pris le bon parti…

18 décembre 1671 : M. de Coulanges m’attend pour m’amener chez lui, où il dit que je loge, parce qu’un fils de Madame de Bonneuil a la petite vérole chez moi. Elle avait dessein très-obligeamment d’en faire un secret, mais on a découvert le mystère…

10 février. 1672 : Ma chère fille, après bien des alarmes et de fausses espérances, nous avons perdu le pauvre Chevalier… La fièvre le prit en venant de Paris, et la petite vérole, avec une telle corruption, qu’on ne pouvait durer dans sa chambre…

13 avril 1672 : Vous m’obéissez pour n’être point grosse, je vous en remercie de tout mon cœur ; ayez le même soin de me plaire pour éviter la petite vérole…

5 février 1674 : On avait cru que Mademoiselle de Blois avait la petite vérole, mais cela n’est pas. On ne parle point des nouvelles d’Angleterre ; on juge par là qu’elles ne sont pas bonnes. On a fait un bal ou deux à Paris dans tout le carnaval ; il y a eu quelques masques, mais peu. La tristesse est grande…

24 juillet 1675 : Mme de Montlouet a la petite vérole : les regrets de sa fille sont infinis ; la mère est au désespoir aussi de ce que sa fille ne veut pas la quitter pour aller prendre l’air, comme on lui ordonne…

On voit que les épidémies sont une constante préoccupation pour la marquise. Car si tout le monde ne meurt pas de la maladie, dont la létalité est très élevée, ceux qui en réchappent restent marqués à vie ! Mademoiselle de Lespinasse, la Princesse Palatine, Mirabeau, font partie des « grêlés » ! Louis XIV, Voltaire, Chateaubriand, Goethe, contractèrent la maladie  sans toutefois en conserver les stigmates.

Madame de Sévigné a-t-elle eu le pressentiment que la variole causerait des ravages dans sa famille ?  Car la petite vérole emporta non seulement l’épistolière en personne à Grignan en 1696, mais aussi son petit-fils Louis-Provence de Grignan en 1704 et sa fille Françoise 1705 à Marseille !

De quelques « grêlés » célèbres…

Lorsque Julie de Lespinasse, après avoir quitté le salon de Madame du Deffand, s’installe dans la demeure où elle passera les douze dernières années de sa vie, se produit un événement tragique : elle contracte la petite vérole ! Elle avait refusé l’inoculation, croyant déjà avoir attrapé la variole dans sa jeunesse. C’est D’Alembert, qui, au mépris de la contagion, se met à la veiller jour et nuit : « Elle est assez marquée de la petite vérole, écrit-il à Hume, mais sans en être défigurée le moins du monde »… Puis, il tombe malade lui-même, frôle la mort et c’est au tour de Julie de le veiller : «  Il faut, écrit-il, que le diable, qui nous guette l'un et l'autre, ne sache pas son métier… » Au dire des contemporains, Julie garda sur le visage de telles cicatrices que son teint en fut « gâté », ce qui n’éclipsa pas, cependant sa grâce de salonnière…



En ce qui concerne Voltaire, il contracte la maladie en 1723 et tombe malade au point de rédiger son testament. Plus tard, dans ses Lettres philosophiques, il consacrera de nombreuses lignes à vanter l’inoculation.

Quant à Mirabeau, on disait que sa légendaire laideur était encore accentuée par les profondes cicatrices de la petite vérole dont il avait souffert dans la petite enfance…

L’inoculation

Au XVIIIe siècle, les Turcs pratiquent ce que l’on nomme l’inoculation, ancêtre de la vaccination, procédé sans doute venu de Chine. En 1712, un voyageur, Aubry de la Mottraye, signale que les jeunes Circassiennes sont inoculées : « Les jeunes Circassiennes sont vendues par leurs parents en vue de peupler les harems des riches Turcs. Si leur visage n’est jamais grêlé, c’est que les vieilles du pays les piquent en cinq endroits différents et mêlent au sang de leurs plaies du pus d’un autre enfant déjà atteint de la petite vérole ».

Inoculation chez les Ottomans

Quelques années plus tard, Lady Montaigu, épouse de l’ambassadeur anglais, séjourne à Istanbul et s’émerveille de voir que l’on y pratique la vaccination contre la maladie ; elle fait même « inoculer » ses enfants…

Lady Montaigu habillée "à la turque"...

Le médecin suisse Tronchin, qui eut les honneurs d’un article dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,  fut un des ardents défenseurs de l’inoculation en Europe et il la pratiqua en France en 1755 pour la première fois ; en 1774, Louis XVI et ses frères furent inoculés publiquement. De nombreux nobles invitèrent Tronchin à Paris pour faire vacciner leurs enfants, en dépit des résistances de la médecine officielle. Il fallut attendre 1864 pour qu’Ernest Chambon répande la « vaccine animale »…

L'inoculation, tableau de Boilly en 1807


Comme ces exemples le montrent, confiants dans les progrès de l’époque moderne, nous avons eu un peu tendance à oublier, dans les pays développés, que les épidémies ont jalonné notre histoire...
Mon autre blog : Gisèle Durero-Koseoglu, écrivaine d'Istanbul
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