dimanche 30 mai 2021

Marie Le Jars de Gournay, celle qui voulait vivre de sa plume...

 Article publié dans la revue Salut ça va de l'université de Blagovechtchensk, en mars 2021

Lien https://aefra.files.wordpress.com/2021/04/mars-2021-1.pdf?fbclid=IwAR0kY0TRp1G-JPwwT3EtdLtVBUipY9tuo9gZ5yNC--gffKkuOCaZFGjPDoE

Pendant longtemps, Marie Le Jars de Gournay (1565-1645) n’a été connue que pour avoir réalisé l’édition posthume des Essais, de Michel de Montaigne. Pourtant, la redécouverte et la publication d’une partie de ses œuvres ont montré qu’elle était une femme hors du commun et, incontestablement, une des premières féministes françaises.



Née dans la petite aristocratie de Picardie, où elle grandit au château de Gournay, aînée d’une famille de six enfants, Marie refuse très tôt de suivre la voie tracée aux filles de son époque,  la préparation du trousseau et le mariage. Au contraire, dès son plus jeune âge, elle manifeste du goût pour la lecture et la littérature, au point d’apprendre toute seule le latin. Elle refuse de n’être qu’une « quenouille », métonymie par laquelle on désignait alors les femmes.





Lorsque, l’année de ses dix-huit ans, elle découvre les Essais de Michel de Montaigne, elle est tellement envoûtée par l’œuvre qu’elle ne rêve plus que de rencontrer l’homme, vers lequel l’attire une « sympathie fatale ». Ce n’est que cinq ans plus tard que, profitant d’un voyage à Paris, elle lui écrit enfin et contre toute attente, Montaigne lui donne rendez-vous pour le lendemain. On a beaucoup épilogué sur leur coup de foudre.  « Je ne regarde plus qu’elle au monde », confie Montaigne, évoquant aussi avec nostalgie « la véhémente façon dont elle (l’)aima et (le) désira longtemps »... Il lui offre même une bague en diamants ornée de deux initiales « M » entrelacées. Mais Montaigne a cinquante-cinq ans, il est marié et Marie n’a que vingt-trois ans et une mère qui la surveille. Quoi qu’il en soit, Montaigne va se rendre plusieurs fois, cette année-là, au château de Gournay pour rencontrer celle qu’il nomme désormais sa « fille d’alliance ». Leurs échanges intellectuels aboutissent à ce que Marie note sous la dictée toutes les dernières modifications que Montaigne souhaite effectuer dans ses Essais. Ils ne se reverront plus mais continueront à s’écrire. La même année, Marie écrit Le Promenoir de Monsieur de Montaigne, un roman allégorique où elle encourage les dames à s’instruire et à ne pas tomber dans « le pestilent désastre de dépendre d’autrui ».





A la mort de sa mère, Marie de Gournay, âgée de vingt-six ans, décide de réaliser sa vocation : elle part vivre seule à Paris, dans un but un peu extraordinaire pour l’époque : ne pas se marier, se consacrer à l’écriture et vivre de sa plume ! Lorsque Montaigne s’éteint, le 15 septembre 1592, en lui léguant sa célèbre bibliothèque, elle s’abandonne au désespoir : « J’étais sa fille, je suis son sépulcre, j’étais son second être, je suis ses cendres », écrit-elle. Mais Françoise de Montaigne, la veuve de l’écrivain, lui confie une mission : réaliser la première édition posthume des Essais. Marie se lance alors dans l’immense tâche, effectuant les corrections et ajouts souhaités par le célèbre écrivain et rédigeant une longue préface.

Son activité littéraire ne s’arrête pas là. Comme elle en avait rêvé, elle  devient femme de lettres ! Elle va écrire une quarantaine d’essais, un roman et publier une multitude de traductions d’auteurs latins. Elle écrit même, à l’usage du futur Louis XIII, un Abrégé d’éducation pour le prince souverain.

Pourtant, Marie de Gournay doit sans cesse lutter contre l’adversité.  Bien qu’elle fréquente de nombreux intellectuels de son temps, elle est souvent raillée pour son célibat et ses écrits où elle demande qu’on puisse reconnaître à la femme le statut d’écrivain. On dénigre aussi cette « femme savante » parce qu’elle réfute, dans certains de ses textes, les thèses de Montaigne, qu’elle juge, malgré son admiration, trop misogyne. Mais avec le temps, Marie apprend à se défendre et rédige des pamphlets contre ceux qui se moquent d’elle en la traitant de « vieille sybille ridicule ». Malheureusement, ses difficultés financières sont telles qu’elle est contrainte de travailler comme « écrivain fantôme », en prêtant sa plume à des personnalités de son époque. Admiratif de son courage, Richelieu lui accordera le privilège royal nécessaire à la publication de ses œuvres et la gratifiera, même momentanément, d’une pension royale mais elle passera l’essentiel de sa vie dans la pauvreté.

Ses deux ouvrages de références sont L’égalité des hommes et des femmes, dédié à la reine Anne d’Autriche, en 1622, et Le Grief des Dames, en 1626. Elle prône une égalité totale entre les sexes, demande l’accès des femmes à l’instruction et dénonce particulièrement les discriminations dans le domaine de la culture, en s’insurgeant contre ceux qui « dédaignent les femmes sans les ouïr et sans lire leurs écrits ».


Par son choix de vie et d’écriture coûte que coûte, sa détermination à devenir une écrivaine à l’époque où la culture est refusée aux femmes, Marie de Gournay fait figure de pionnière. Désolée de constater que son siècle ne la comprenait pas, elle espérait obtenir la reconnaissance de ses écrits « dans le futur ». C’est en partie ce qui s’est produit, puisque ses deux ouvrages principaux ont été enfin republiés au XXIe siècle, même s’il a fallu quatre cents ans pour les sortir des oubliettes...


Bibliographie:

-Marie de Gournay ou les témérités d'une quenouille, par Séverine Auffret, Arléa, 2008.

-Marie de Gournay, écrivaine indépendante, site histoireparlesfemmes, 2014.

-Le Combat savant de Marie de Gournay, Michèle Fogel, L'Humanioté, 2004.

Amin Maalouf à l'Institut français de Turquie

 

Un salon littéraire exceptionnel, animé par Yigit Bulut,  a eu lieu jeudi 28 avril 2021, sur Zoom, à l’Institut français d’Istanbul : une rencontre avec Amin Maalouf, si aimé en Turquie qu’il y a vendu deux millions de livres depuis 1995 ! Quel est donc le message que nous délivre le célèbre écrivain et académicien dans son nouveau roman,  Nos frères inattendus ?


Un roman métaphorique

Le roman Nos frères inattendus, paru en 2020 chez Grasset, traduit en turc par Ali Berktay aux Editions YKY, sous le titre Empedokles’in Dostları (Les Amis d’Empédocle), fait suite à l’essai Le Naufrage des civilisations (Grasset, 2019) dont il constitue le prolongement : « Ce sont deux livres qui viennent de la même inspiration », confirme l’auteur.

Le roman se passe sur une île où habitent séparément deux personnages un peu misanthropes, le narrateur, un dessinateur, et une romancière qui a voulu s’isoler du monde, lorsque survient une panne de courant qui leur fait craindre une guerre nucléaire. Mais ils découvrent qu’en réalité, un événement extraordinaire est en train de se produire : le président des Etats-Unis annonce que des négociations sont en cours avec une autre humanité venue de l’Antiquité, qui présente la caractéristique d’être supérieure technologiquement, en particulier en médecine, mais surtout, plus évoluée moralement et dotée d’une immense capacité de bienveillance ! Cette humanité, appelée « Les Amis d’Empédocle », qui nous démontre que toutes nos connaissances sont obsolètes, a vécu cachée à l’écart des êtres humains, n’a jamais voulu intervenir dans leurs affaires, sauf si les habitants s’égaraient au point d’être sur le point de sombrer… Le roman pose donc une question fondamentale : qu’arriverait-il au monde si une civilisation supérieure à la nôtre, non seulement du point de vue technologique mais surtout du point de vue moral, apparaissait ?



Qui était Empédocle ?

Empédocle était un philosophe présocratique, connu pour avoir refusé la royauté que lui proposaient les  habitants d’Agrigente.  Il a beaucoup inspiré les penseurs depuis le XIX siècle, en particulier par sa mort romanesque. La légende raconte, en effet, qu’il se serait suicidé en se jetant dans le cratère de l’Etna, en abandonnant ses sandales sur le bord.

« Les romans naissent des manquements de l’Histoire », disait Novalis

Selon Amin Maalouf, nous avons aujourd’hui tout le savoir de l’humanité au bout des doigts et tous les moyens de débarrasser l’espèce humaine des fléaux qui l’assaillent. Cependant, en dépit de cet extraordinaire développement économique, scientifique et matériel, nous n’avons pas progressé moralement. « On n’a pas réussi à organiser des relations harmonieuses entre les humains », regrette-t-il. Nous sommes dans un monde qui ne vit pas sereinement car il existe un hiatus entre ce formidable développement et l’évolution des mentalités. « J’aurais voulu que … la puissance matérielle soit soumise aux valeurs morales... », ajoute-t-il.

La publication de ce roman, écrit avant la pandémie, avait été retardée mais en le relisant, l’auteur a réalisé qu’il y avait concordance entre sa fiction et les événements. Car cette crise a été révélatrice de la réalité du monde, a prouvé que toutes les sociétés sont reliées ; les pays riches ont été autant affectés que les pays pauvres, tout ce qui arrive aux autres peut arriver chez nous. Mais en même temps, on s’est aussi rendu compte qu’on est toujours dans le « chacun pour soi », on l’a vu dans la crise des masques entre les pays européens…



L’espoir comme ultime bouée de sauvetage

Il y a des périodes où l’humanité n’arrive pas à trouver de solutions. Pourtant, elle a l’obligation d’en inventer une, sinon, comme le Titanic, elle heurtera un iceberg, coulera pendant que jouent les violons et ne trouvera la solution qu’après le naufrage. Amin Maalouf cite en exemple les « Lumières levantines », ce monde multiculturel qui a existé à Antioche, Alep, Izmir, Istanbul, Salonique ou Sarajevo mais qui a, en grande partie, disparu. L’univers unique de ces villes  incarnant la pluralité a été détruit, non par une volonté explicite mais plutôt par l’absence de volonté de préserver cette richesse. Personne n’a compris à quel point ces sociétés où juifs, chrétiens et musulmans vivaient en harmonie étaient importantes, jusqu’à ce qu’elles disparaissent… Car « les tentatives d’homogénéisation incarnent de fausses valeurs », commente-t-il ; à l’inverse, les pays qui traitent leurs minorités comme la majorité sont en bonne santé ;  ce qui est important dans un pays, c’est donc que chaque citoyen se sente pleinement citoyen…

En conséquent, il s’impose de rétablir l’espoir, en conservant le souci de ne pas avoir de populations ayant perdu foi en leur avenir. Mais d’où peut venir cet espoir ? « Il faudra imaginer un nouvel ordre mondial où chacun aura sa voie… rebâtir une idéologie qui ne repose pas sur la tyrannie d’une civilisation…  où toutes les cultures pourront se propager dans le monde », conclue le célèbre humaniste...



 Cet article a été publié le dimanche 2 mai 2021 dans Le Petit Journal de Turquie

https://lepetitjournal.com/istanbul/retour-sur-la-rencontre-avec-amin-maalouf-lif-de-turquie-304187 



samedi 22 mai 2021

Le Tambour du Ramadan dans Fenêtres d'Istanbul, vidéo, avril 2021

 


Istanbul, ville d'inspiration et de littérature... mai 2021


 

Victor Hugo, mort le 22 mai, le jour de la fête de sa muse…

 

Le célèbre poète français Victor Hugo était déjà très célèbre pour ses poèmes et ses pièces de théâtre quand, à la trentaine, en 1833, il fait connaissance une actrice, Juliette Drouet, qui joue dans sa pièce Lucrèce Borgia.

De cette première rencontre, marquée par un coup de foudre réciproque, va naître une liaison amoureuse qui durera 50 ans ! C’est pour elle que Victor Hugo, composera, sa vie durant, ses plus poignants poèmes d’amour. 

 « Mon âme à ton cœur s’est donnée, lui écrit-il.

-  Je fais tout ce que je peux pour que mon amour ne te dérange pas.

Je te regarde à la dérobée.  Je te souris quand tu ne me vois pas, » lui répond-elle.

 

Chaque année durant cinquante ans, Victor Hugo envoie le 22 mai, jour de la Sainte-Julie, une lettre d’amour à Juliette pour sa fête :

 

 « Cher doux ange, ma première pensée est pour toi. Je t’écris de mon lit en m’éveillant. Je commence ma journée comme je finirai ma vie, en t’envoyant mon âme. J’entends le tambour, tout le quartier est en rumeur, il fait le plus beau sommeil du monde, Paris se donne une fête, mais la vraie fête est dans mon cœur quand je songe à toi… » (Lettre du 22 mai 1848)

 


 Dès leur rencontre, Juliette va passer toute son existence dans l’ombre de Victor  Hugo. En effet, ce dernier, marié, continuera toujours à vivre avec son épouse et ses cinq enfants. Aussi Juliette habitera-elle tout le temps, au fil de nombreux déménagements, dans une rue proche de celle de son amant. Par amour pour lui, à sa demande, elle renonce au théâtre ! Elle accepte de ne plus porter de tenues trop voyantes et de ne plus sortir de chez elle, sauf en sa compagnie ! A quoi occupe-t-elle ses journées lorsqu’elle ne voit pas Victor ? Elle recopie les manuscrits du grand écrivain ! Elle sera toujours sa première lectrice et sa conseillère littéraire. Et elle lui écrit des lettres d’amour. Plusieurs par jour. Elle lui en adressera plus de 20000 !



Juliette Drouet endure tout. En particulier les multiples infidélités de son amant. Car les femmes, qui tombent amoureuses de Hugo rien qu’en lisant ses poèmes, ne cessent d’occuper la vie du poète. Il a même fait aménager au domicile conjugal une porte secrète pour y recevoir ses maîtresses. Plusieurs fois, Juliette le quittera. Mais Victor ira à chaque fois la rechercher en lui répétant une promesse solennelle : « Nos deux vies se sont soudées à jamais. » 

En 1851, lorsque Napoléon III prend le pouvoir, la vie de Victor Hugo, républicain et farouche opposant politique de l’empereur, est en danger. Toutes les forces de la police impériale sont à sa poursuite. Juliette le cache, lui procure un faux passeport et lui permet de passer la frontière. C’est elle aussi qui sauve la fameuse « malle aux manuscrits » contenant toutes les œuvres de Hugo. Et ce dernier prend, avec sa famille, la route d’un exil qui durera dix-neuf ans, sur l’île anglo-normande de Guernesey. Bien sûr, Juliette le suit dans ce petit morceau de terre perdu dans l’Atlantique et s’installe de nouveau dans une rue à côté de la sienne ! Elle ne le quittera Guernesey que lorsque, après la chute du Second Empire, son célèbre amant rentrera enfin en France.



Toute leur vie, Victor Hugo et Juliette ont tenu un cahier rouge appelé « Le livre de l’anniversaire » où ils ont chaque année écrit un texte célébrant l’anniversaire de « la nuit bénie », c'est-à-dire leur première nuit d’amour, le 16 février 1833. Ce jour-là, Victor Hugo avait noté :

 « Le 26 février 1802,  je suis né à la vie, le 16 février 1833, je suis né au bonheur dans tes bras. La première date, ce n'est que la vie, la seconde c'est l'amour. Aimer, c'est plus que vivre... »

 Et le 16 février 1883, il écrit : « Cinquante ans d’amour, c’est le plus beau des mariages. ».

 


Juliette mourra cette année-là, deux ans avant Victor.

Sur sa tombe, il fera graver l’épitaphe suivante :

 

« Quand je ne serai plus qu’une cendre glacée,

Quand mes yeux fatigués seront fermés au jour,

Dis-toi, si dans ton cœur ma mémoire est fixée :

Le monde a sa pensée, moi, j’avais son amour ! »

 

Quant à Victor, c’est bien un 22 mai, jour emblématique où, chaque année, il abreuvait Juliette de lettres d’amour, qu’il s’éteint en 1885..