samedi 16 décembre 2017

Soljenitsyne : Dies horribilis ou Une Journée d'Ivan Denissovitch


C’est en 1945 que l’écrivain Soljenitsyne, capitaine d’artillerie dans l’Armée rouge, est arrêté et envoyé au bagne en Sibérie pour huit ans, sous le prétexte d’avoir, dans une lettre, insulté Staline. Il devient ainsi un « zek », un détenu des camps de travaux forcés.



La première version de son roman autobiographique, première œuvre de l’auteur, parue en 1959, en Russie, sous le titre CH-854, Une journée d’un zek, fut  censurée deux ans plus tard puis republiée en 1962 avec un tirage de cent mille exemplaires mais toutes les versions en furent ensuite détruites. Ce n’est qu’en 1973 qu’elle fut de nouveau éditée intégralement en traduction française, aux Editions YMCA de Paris, puis traduite dans de nombreuses langues. Une Journée d’Ivan Denossovitch, révéla alors au monde entier les affres de la vie dans le Goulag. Une vie où une cuillère supplémentaire de bouillie de céréales ouvre la porte du bonheur, où une pincée de tabac mastiquée par un autre évoque le paradis, où un bout de lame de scie cassée dont on peut fabriquer un couteau devient un inestimable trésor, où le seul espoir qui demeure est celui de voir le thermomètre descendre au dessous de moins quarante et un, seule situation dans laquelle le travail quotidien peut être annulé…



Soljenitsyne dresse l’ambiance : insupportable froid, absence de chauffage faute de combustible, murailles de barbelés, appels sous la neige, fouilles interminables et répétitives lorsque les détenus rentrent du travail pour vérifier qu’ils n’ont pas subtilisé aux échafaudages du chantier de petits morceaux de bois destinés à se chauffer, angoisse de commettre une faute qui vous conduira au cachot, l’antichambre de la mort, bref, une multitude de brimades et avanies quotidiennes auxquelles seuls pourront survivre ceux qui ont appris à ne plus se révolter et à encaisser en silence...

« Quand il était jeune, Choukhov, qui sait les brassées d’avoine qu’il a portées aux chevaux ! Jamais il ne se serait figuré qu’un jour, ça lui donnerait à rêver, une poignée d’avoine… »




Un livre où on a faim et froid du matin au soir : les « zeks » sont nourris, juste ce qu’il faut pour leur permettre de travailler dur, mais pas assez pour éprouver jamais la sensation de la satiété ; la nourriture devient une obsession de chaque instant ; quant à leurs vêtements et leurs chaussures, ils ne leur permettent pas d’échapper à la morsure du froid :

« Ce départ en pleine nuit pour l’appel du matin, par froid de loup, avec la faim au ventre pour la journée entière, il n’y a pas pire crève-cœur. On en ravale sa langue. Ça vous coupe l’envie entre causer entre soi… »



Soljenitsyne nous explique comment conjurer la faim : surtout, ne pas manger trop vite ni finir sa ration gloutonnement mais, au contraire, la fractionner et la mâcher avec cérémonie :

« On aurait dû manger en y pensant, en pensant seulement à ce qu’on mangeait, comme il faisait, en détachant de tout petits morceaux avec ses dents, en se les promenant sous la langue, et en les suçant avec le dedans des joues, de sorte qu’on ne perde rien de ce bon pain noir humide… »

Un monde cruel, où le pire ennemi du « zek » est un autre « zek », qui vole le pain de midi, deux cents grammes mis dans une caisse en commun :

« C’était un moyen de tourmenter les gens en leur créant des soucis en plus : mordre un coin de sa miche, bien se rappeler l’entaille qu’on y a faite, déposer la miche dans la caisse, et, après, vu que tous les morceaux se ressemblent puisque c’est du même pain, sa faire un sang d’encre, tout le temps de la marche, à se demander si on ne t’a pas échangé ton morceau, et puis se disputer avec les autres ensuite, et, des fois, jusqu’à la bagarre… »



Au fil des ans, le « zek », mis au ban du monde réel, n’est plus qu’une bête de somme dont s’effacent peu à peu les souvenirs d’antan, car, il ne comprend plus le sujet des lettres de ses proches et lui-même ne sait plus quoi leur écrire. Et il ignore s’il retrouvera un jour la vie normale  : 

« Mais est-ce qu’on la lui rendra, la liberté ? Est-ce qu’on ne va point, pour diantre sait quoi, lui flanquer encore dix ans de rallonge ? »

Un livre terrible, témoignage accablant contre le système concentrationnaire soviétique ou contre toutes formes de bagne.  

« Des journées comme ça, dans sa peine, il y en avait, d’un bout à l’autre, trois mille six cent cinquante-trois. Les trois de rallonge, c’était la faute aux années bissextiles.»