samedi 10 juin 2023

Centenaire de la mort de Pierre Loti : histoire méconnue du café Pierre Loti d'Istanbul

Cet article est paru pour la première fois dans le journal Aujourd'hui la Turquie ALT 207




Aller boire un pot au Café Pierre Loti en contemplant le panorama sur la Corne d’Or fait partie des musts d’Istanbul, surtout au printemps, où les touristes nostalgiques cherchent à retrouver les souvenirs de l’écrivain dans la petite demeure de bois patiné, entourée de terrasses et communiquant avec une deuxième maison envahie de glycines… Mais contrairement à ce que l’on a souvent entendu dire, l’actuel Café Pierre Loti n’est pas un lieu où Loti a habité, c’était déjà, à son époque, un café où il avait l’habitude de se rendre pour fumer le narguilé au coucher du soleil.

Café Pierre Loti en 1934 

Le café aujourd'hui

En effet, en ce qui concerne les habitations de Pierre Loti, on peut rappeler que l’écrivain a séjourné sept fois à Istanbul et qu’une géographie différente est attachée à chacune de ses venues. Dans le roman Aziyadé, fruit de son premier voyage à partir de 1876, Loti affirme qu’il a loué, sous le nom d’Arif Effendi, une maison de bois à Hasköy, puis à Eyüp, et qu’il y  voit « à droite, la Corne d’Or, sillonnée par des milliers de caïques dorés », ce qui a conduit certains à identifier sa demeure à la bâtisse de l’actuel café. Or, lors de son second voyage, dix ans plus tard, Loti constate que sa maison d’Hasköy a été détruite ; et en ce qui concerne celle d’Eyüp, personne n’a pu en déterminer l’emplacement exact, en dépit des tentatives de reconstitution menées par les spécialistes à partir des itinéraires de Loti et de ses descriptions de l’environnement.  Il faut dire que le vrai littéraire est parfois très éloigné de la réalité… 


On connaît aussi à Divan Yolu une « maison de Pierre Loti », celle qu’il a louée lors de son sixième passage, en 1910, mais on ignore la localisation de celle qu’il a occupée lors de son séjour de 1913, à Fatih, non loin de la mosquée du Sultan Selim, même si l’écrivain Süleyman Nazif y est allé lui rendre visite. Quant au café qui porte son nom, il semble que l’écrivain l’ait surtout fréquenté en 1894, et surtout de 1903 à 1906, où il y passe de longues heures sur les brouillons de son roman Les Désenchantées.


En réalité, l’histoire du mythique Café Pierre Loti est aussi romanesque que les écrits du célèbre auteur turcophile !

Au XVIIIe siècle, surnommé « le café de la dame », il aurait d’abord été tenu par une femme du nom de « Rabia », puis, à partir de 1880, aurait eu comme propriétaire le gardien du quartier, Ragip Aga ; après, différents propriétaires l’ont tenu jusqu’aux années 1950, où des mésententes entre les gérants le font péricliter et presque abandonner.

Le café en 1910


C’est alors qu’intervient une femme hors du commun, Sabiha Tansuğ, passionnée par le passé, qui sera ensuite connue pour son extraordinaire collection de costumes féminins et de coiffes ottomanes, dont elle fera un musée, et dont m’a parlé Ferhat Bey, qui gère le café depuis trente-six ans. Sabiha Tansuğ raconte en 1995, dans une interview accordée au journal Cumhuriyet, comment elle a ressuscité le café Pierre Loti ! En voyage à Vienne en 1963, elle ne cesse de s’extasier sur les fameux cafés traditionnels qui ont constitué, depuis le XIXe siècle, un des attraits de la ville autrichienne. Et sous le charme de la découverte, elle souhaiterait en créer un semblable à Istanbul. Mais comment ? 

Le destin va vite lui apporter la réponse à sa question, car un jour de 1964, elle gravit, à travers le vieux cimetière ottoman, le chemin qui monte au Café Pierre Loti et découvre l’endroit presque en ruines. 


Aussitôt, sa décision est prise ! Elle loue le bâtiment et va consacrer toute son énergie à la reconstruction du lieu. Elle embauche deux menuisiers spécialistes de la restauration des demeures anciennes, fait refaire les entourages de fenêtres et les moucharabiehs, les plafonds, les vitres colorées. Puis, elle se procure du mobilier d’époque au Grand Bazar, fait disposer un divan, aménage un réchaud à l’ancienne pour préparer le café de façon traditionnelle sur les braises. Enfin,  elle se lance dans la collecte de livres, photographies et souvenirs de l’écrivain pour décorer les pièces. 



Elle fait même confectionner un buste de Pierre Loti qui sera volé par la suite. Les garçons et serveuses en costume, l’exceptionnel panorama, le café servi dans des tasses raffinées, tout contribue au succès du lieu qui devient alors un des incontournables du tourisme stambouliote ! A cette époque, certains surnomment même le café, « Musée Pierre Loti ». On y tourne des films, des gens célèbres s’y rendent. 


Le café changera encore de direction, mais en dépit des années, il a conservé intact son charme ; pour l’apprécier, mieux vaut s’y rendre en semaine, en montant le chemin romantique tracé entre les anciennes tombes aux cippes ouvragées, derrière la mosquée d’Eyüp, car la construction du téléphérique permettant d’y accéder facilement le transforme, le week-end, en bruyante kermesse…



Mais au fait, pourquoi les Turcs ont-ils éprouvé le besoin d’immortaliser en ce lieu le nom de l’écrivain français ? En réalité, la reconnaissance qui lui est manifestée n’est pas due à ses écrits littéraires mais plutôt à son engagement aux côtés de la Turquie lors des jours sombres de l’histoire du pays. 


En effet,  en janvier 1913, suite aux deux guerres balkaniques, Pierre Loti fait paraître La Turquie agonisante, qui dénonce la coalition des Européens contre l’Empire ottoman.  C’est donc pour le remercier de sa fidélité que le sultan et le grand vizir le reçoivent en visite officielle, du 15 août au 17 septembre 1913. Loti est acclamé par la foule. Les habitants de Kandilli, village du « yali » des Ostrorog, où loge le grand romancier, organisent en son honneur une fête culminant dans une promenade nocturne en caïque, avec une escorte de centaines de bateaux. Par la suite, après la Première Guerre mondiale, Loti est le seul à faire de la partition de l’Empire ottoman un des principaux sujets de son œuvre, avec les livres Les Alliés qu’il nous faudrait (1919) et La Mort de notre chère France en Orient (1920). 


Caricature de Pierre Loti

Le fait qu’il se soit dressé « seul contre tous », quitte, parfois, à devenir la risée de ses compatriotes, ou même de détracteurs en Turquie, a suscité la gratitude d’une partie des Turcs. L’engagement de Loti a donc, en partie, fait oublier le romancier, pour privilégier le politique. En 1920, des admirateurs organisent en son honneur une conférence à l’Université d’Istanbul, on le nomme « citoyen d’honneur » de la ville et on pose sur la façade de sa maison de Divan Yolu,  une inscription gravée dans le marbre : « Pierre Loti, de l’Académie française, le noble et fidèle ami des Turcs dans leurs jours de prospérité ou de malheur, a habité cette maison en 1910 ».


C’est pourquoi, en 1921, bien qu’il n’apprécie pas beaucoup Loti comme écrivain, Atatürk lui écrit une lettre de remerciements, lui fait offrir un tapis et l’invite à venir comme « ami des Turcs ». Mais Loti, très malade, ne reverra plus jamais la  Turquie. Le 23 janvier 1922, le préfet de Constantinople inaugure, à Sultanahmet, la rue « Piyer Loti » et la colline du café portera désormais le nom du célèbre écrivain. Un journal français rapporte, des années plus tard, ce commentaire de Loti peu avant sa mort : « Le Café Pierre Loti, c’est mon plus beau titre de gloire, avec la plaque que l’on a posée, en ville, sur la maison que j’ai habitée…»




dimanche 2 avril 2023

Sabahattin Ali, auteur du best-seller de la Turquie

 Article publié dans le mensuel Aujourd'hui la Turquie d'avril 2023, numéro 217, page 9  

Aujourd'hui la Turquie 217

C’est le 2 avril 1948 que disparut le célèbre romancier, poète et journaliste turc, Sabahattin Ali, sauvagement assassiné au bord d’une route, dans des circonstances mystérieuses, à Kırklareli. Cette mort ne fit que confirmer le destin tragique de l’auteur, éternel incompris : emprisonné pour « propagande communiste », renvoyé de son poste de professeur d’allemand, déchu de son statut de fonctionnaire, condamné à quatorze mois de prison pour des poèmes satiriques et envoyé à la prison de Sinop, qui conserve aujourd’hui sa cellule transformée en musée ; vilipendé par la droite nationaliste pour sa description du spleen des intellectuels dans son roman,  Le Diable qui est en nous ; discrédité par la gauche qui lui reprochait son mode de vie bourgeois ;  finalement jugé sous le chef d’accusation de « traître à la patrie » et encore incarcéré deux fois pour les articles de ses revues… 


Pourtant, les ennuis politiques de ce grand écrivain, l’une des figures majeures de l’époque de la République, n’ont pas réussi à lui enlever la faveur des lecteurs : car il est l’auteur d’un chef-d’œuvre traduit en de nombreuses langues qui, 80 ans après sa parution en 1943, est encore le best-seller incontesté de la Turquie et figure parmi les ouvrages les plus empruntés des bibliothèques : La Madone au manteau de fourrure (Kürk Mantolu Madonna).


Que raconte ce livre ? Rasim, qui commence à travailler dans une entreprise, est placé dans le même bureau que Raif Efendi, le traducteur d’allemand, un homme taciturne et secret, qui semble emprisonné dans ses manies et dénué de toute fantaisie. Mais un jour où Rasim va rendre visite à son collègue tombé malade, ce dernier, pensant qu’il va mourir,  lui demande en secret de brûler le cahier caché dans son tiroir au bureau. Rasim le supplie alors de le lui laisser pour une seule nuit et de retour chez lui, se plonge dans la lecture. Et c’est avec stupeur qu’il découvre le journal intime de Raif Efendi écrit en 1933, alors qu’il était un jeune homme de 24 ans, dépressif, timide et rêveur, ne trouvant son bonheur que dans la lecture. Finalement, son père, qui possédait une fabrique de savons, décide de l’envoyer en stage en Allemagne pour y apprendre la confection des savons parfumés. Raif commence sans conviction son apprentissage à Berlin mais le délaisse peu à peu, préférant se promener dans les parcs et les galeries d’art. Jusqu’au jour où il tombe en extase devant le portrait d’une femme en manteau de fourrure où figure, dans le bas du tableau, la mention : « Maria Puder, autoportrait ». Toute sa vie va en être bouleversée, au point qu’il se rend chaque jour à la galerie pour contempler le tableau. Puis, un soir, croyant reconnaître la femme du portrait dans la rue, il la suit et découvre qu’elle est chanteuse dans un cabaret. Finalement, elle vient s’asseoir à sa table et lui révèle qu’elle n’est autre que Maria Puder. C’est le début d’une passion réciproque, qui se poursuit jusqu’au jour où un télégramme apprend à Raif Efendi que son père est décédé et qu’il doit rentrer d’urgence en Turquie. Le roman comporte donc deux récits successifs à la première personne : celui de Rasim, qui, dans son nouveau travail, est intrigué par la personnalité du traducteur et celui de Raif Efendi, qui raconte son histoire d’amour avec Maria Puder.


Je n’en dirai pas davantage mais outre la passion amoureuse, le roman peint un héros masculin en décalage avec son entourage, souffrant de solitude et d’absence de communication. Un des thèmes essentiels du livre est le préjugé qui nous fait interpréter faussement une situation ou les jugements erronés que nous portons sur le monde intérieur des autres personnes. Quoi qu’il en soit, cette œuvre intemporelle continue à envoûter les lecteurs qui peuvent tous y trouver un écho dans leur propre vie… En 2021, la mairie d’Edremit a inauguré,  dans la maison où le célèbre écrivain a passé sa jeunesse, la « maison du souvenir » de Sabahattin Ali,  qui expose des documents et objets personnels offerts par la fille de l’auteur. Et à peine le musée a-t-il ouvert qu’il attire des foules de lecteurs passionnés. Quant à Sabahattin Ali, auteur de trois romans mais aussi d’essais et surtout de poèmes mis en musique et interprétés par les plus grands chanteurs turcs, son destin est emblématique de celui de nombreux écrivains ou artistes. Persécuté de son vivant, aurait-il pu imaginer que la postérité lui rendrait un aussi merveilleux hommage et lui manifesterait tant d’amour ?