vendredi 20 mai 2016

Hakan Gunday. Roman ENCORE ou la chute en Hadès

Article de Gisèle Durero-Koseoglu

Mon roman coup de cœur des derniers jours est celui d'Hakan Gunday intitulé « Encore », édité par Galaade en 2015, traduit en français par Jean Descat, et lauréat du Prix Médicis Etranger 2015.

Hakan Gunday avait déjà remporté le Prix du Meilleur Roman de l’année en Turquie en 2011 avec  D’un extrême l’autre,  puis le Prix France-Turquie en 2014, pour Ziyan.

« Encore » est une effroyable histoire de passeurs de clandestins, publiée en turc en 2011 aux Editions Dogan sous le titre « Daha », soit avant l’immense flot migratoire des récentes années.
Œuvre prémonitoire, pourrait-on dire.



La phrase d’incipit est un coup de fouet : « Si mon père n’avait pas été un assassin, je ne serais pas né…»

D’emblée, on sait qu’on ne fera pas dans la dentelle.
Le narrateur est, au début, un enfant de neuf ans à qui son père enseigne une morale terrible : chacun sa peau. Et a qui il apprend que, pour sauver la sienne, mieux vaut arracher vite la bouée de sauvetage des mains d’un vieillard et le regarder sombrer plutôt que de s’exposer à couler soi-même.

Les quatre chapitres, qui portent chacun le nom d’une technique picturale, mettent donc en scène Gaza, enfant abandonné par sa mère (du moins, d’après ce que lui raconte son père car…), lui-même violenté par des clandestins ; maltraité par son père, un passeur de migrants qui enferme ces pauvres hères dans une citerne dissimulée dans son jardin- jusqu’à deux cents- et les y fait attendre parfois jusqu’à trois semaines, sans commodités autres que des seaux, rationnant la nourriture et l’eau alors qu’ils ont payé huit mille dollars pour leur passage, avant de les entasser dans un camion avec lequel ils gagneront la côte pour tenter de passer en Grèce.

La version turque du roman

Au fil de toutes ces atrocités, Gaza se pique au jeu de la cruauté et découvre le plaisir d’exercer sur les réfugiés la tyrannie dont il subit lui-même les affres ; bref, Gaza devient un tortionnaire, qui fait payer l’eau à ses victimes criant « encore » car elles ont trop soif…  Et, grâce à une caméra lui permettant d’espionner les malheureux enfermés dans la citerne, se livre à des études sur la dynamique du groupe et la prise de pouvoir, qu’il consigne soigneusement dans des dossiers de son ordinateur. Ce qui n’est pas sans rappeler les méthodes employés par certains Nazis…

Les âmes sensibles pourront me demander les raisons pour lesquelles j’ai aimé ce roman ( en particulier les deux premiers chapitres, soit 212 pages-choc, le deuxième frôle les sommets de ce que j’appellerai un « surréalisme barbare » en transformant le héros en « pharaon enfermé vivant dans sa tombe » ; j’avoue avoir été moins fascinée par les deux derniers chapitres... )
Si je l’ai apprécié, c’est surtout parce qu’il est d’une actualité terrible ; on savait déjà que les passeurs étaient des monstres ; n’a-t-on pas entendu, depuis deux ans, de multiples histoires de migrants étouffés dans des camions, noyés à cause d’embarcations qui ne flottent pas ou de gilets de sauvetage ne contenant que du coton ?

Ce roman nous dit bien que les passeurs ne sont pas seulement des trafiquants mais surtout des assassins, commettant en connaissance de cause, et presque impunément, des crimes contre l’humanité.

Un roman qui nous rappelle aussi que tous les enfants n’ont pas la chance de naître dans une famille dont ils seront les rois choyés ; certains sont des enfants de criminels.



Un roman, enfin, écrit à l’acide, dont le narrateur-personnage est, au sens propre et au sens figuré, « coincé au fond d’un charnier, sous ces ruines humaines, dans une cellule aux parois de chair et de pierre »…


Dessin du jordanien Emad Hajjaj


 Le sujet des migrants n’a pas fini de nous faire dresser les cheveux sur la tête. Voilà les articles de mon blog Gisèle Ecrivaine d’Istanbul consacrés à cette tragique actualité :

« Necromare », la Méditerranée-tombeau, notre honte à tous ! 3.09.2015
La Méditerranée-tombeau 2 : Et pourtant, ne le savait-on pas déjà ? 4.09.2015

La Méditerranée-tombeau 3 : Une larme de plus pour le journal du désespoir… 20.01.2016

Aucun commentaire: