jeudi 28 janvier 2016

Colette. Née le 28 janvier 1873, anticonformiste et indomptable !

Article de Gisèle Durero-Koseoglu

Ecrivaine fantôme

Sidonie Gabrielle Colette, dite « Colette » (1873-1954), est née à Saint-Sauveur-en-Puisaye, qu’elle évoquera dans Sido et dans La Maison de Claudine.  


A vingt ans, elle  épouse un coureur de jupons, Henry Gauthier-Villars, propriétaire de la maison d’édition Gauthier-Villars, qui se pique de publier des romans populaires mais écrits par d’autres. Elle lui sert en effet de « nègre littéraire » et écrit pour lui la série des  « Claudine », qu’il signe « Willy » : Claudine à l'école, 1900, qui obtient un immense succès, puis Claudine à Paris, 1901, Claudine en ménage, 1902, Claudine s’en va, 1903. Mais, en 1905, apparaît avec Dialogues de bêtes, le pseudonyme « Colette Willy », que l’écrivaine utilisera jusqu'en 1913.


Actrice de pantomime et Sappho

Les infidélités de son époux la poussent à divorcer en 1906 et elle entame alors une carrière dans le music-hall.
Car de 1906 à 1913, Colette sera artiste de pantomime. Après un début de carrière au théâtre des Mathurins, en 1907, elle se produit au Moulin Rouge avec sa partenaire, Mathilde de Morny, dite « Missy », dans Rêve d’Egypte, qui raconte l’histoire d’un archéologue tombant amoureux d’une momie. 



Les deux femmes font scandale en s’embrassant sur la bouche ! Le public se déchaîne, tant et si bien que le spectacle est interdit par le préfet de Paris au bout de trois représentations.


En 1907, un autre spectacle, La Chair, défraye la chronique car Colette y apparaît presque nue.


Photo Reutlinger

Elle ne néglige pas pour autant l’écriture puisque c’est à cette époque qu’elle publie La Retraite sentimentale (1907),  Les Vrilles de la vigne (1908) et L’Ingénue libertine (1909).
En 1910, elle obtient même trois voix au prix Goncourt avec La Vagabonde.

Journaliste et Phèdre !

Après la mort de sa mère, Sido, elle épouse en 1912 le politicien Henri de Jouvenel et donne naissance à une fille, Colette-Renée de Jouvenel, dite « Bel-Gazou ». Elle abandonne les planches après le spectacle de L’Oiseau de nuit et se consacre au journalisme avec sa chronique du « Journal de Colette », dans Le Matin. En 1919, elle publie Mitsou ou Comment l'esprit vient aux filles.


Mais en 1921, la liaison de l’écrivaine, âgée de 48 ans, avec le fils d’Henri, Bertrand de Jouvenel, qui n’a que de 17 ans, sonne le glas d’un mariage déjà bien mis à mal par les liaisons amoureuses extraconjugales d’Henry.



Les œuvres se succèdent : le roman Chéri, en 1921, qui amorce le thème de l’amour entre une femme mûre et un jeune homme,  La maison de Claudine, en 1922, puis, en 1923, le roman Le Blé en herbe, premier livre signé « Colette » et qui s’inspire de sa liaison avec Bertrand de Jouvenel. 




L’an d’après, elle joue en personne dans Chéri, à Monaco, et divorce en 1923.
En 1925, Maurice Ravel met en musique des textes que Colette avait écrits pour « Bel-Gazou », L'Enfant et les sortilèges, qui charme le public de Monte-Carlo.



Amoureuse de la Côte d’Azur, Colette achète en 1926, à Saint-Tropez, la maison « La Treille Muscate », qu’elle vendra douze ans plus tard, se plaignant de la multiplication des touristes. En 1928, elle se met en scène dans son autofiction, La Naissance du jour, tout en précisant qu’il ne faut pas confondre sa vie avec ses livres. En 1930, elle publie Sido et s’installe à l’hôtel Claridge en compagnie de Maurice Goudeket, journaliste de seize ans son cadet et qui sera son troisième mari.  

Photo de Gisèle Freund en 1954

La gloire littéraire

Elue en 1945, elle est la deuxième femme à rentrer à l’Académie Goncourt, dont elle devient ensuite présidente en 1949. Pour assurer sa publicité, elle multiplie alors les photographies.


Entre 1948 et 1950, sa carrière littéraire est couronnée par la publication de ses Œuvres complètes en quinze volumes et par sa nomination au titre de Grand Officier de la Légion d’honneur. En 1952, elle participe à un court métrage intitulé Colette,  réalisé par Yannick Bellon. La dernière partie de sa vie est assombrie par l’arthrite, qui la condamne progressivement à l’immobilité. Mais pour ses 80 ans, Le Figaro lui consacre un numéro entier.


Colette s’éteint le 3 août 1954. Bien que l’Eglise lui ait refusé des obsèques religieuses pour avoir divorcé deux fois, elle est la première femme à avoir des funérailles nationales.


Le Musée Colette, dans le Château de Saint-Sauveur-en-Puisaye

Passionnée par la nature, les plantes et les animaux, Colette raconte dans La Naissance du jour comment sa mère déclina l’invitation de son gendre pour ne pas risquer d’être absente le jour où son cactus rose allait fleurir.
« Je n’accepterai pas votre aimable invitation, du moins pas maintenant. 
Voici pourquoi : mon cactus rose va probablement fleurir ! C’est une plante très rare, que l’on m’a donnée, et qui, m’a-t-on dit, ne fleurit sous nos climats que tous les quatre ans…»



Sources :
Article de l’Express du 03.08.2011, par Jean Montenot, Colette, écrivaine et femme libre, est morte un 3 août : http://www.lexpress.fr
Site Orion en aéroplane, Colette (presque) toute nue, 16.10.2013 :


vendredi 22 janvier 2016

Tahsin Yücel. Hommage au grand écrivain turc qui s’en est allé le 22.01.2016…

La nouvelle est tombée ce matin, Tahsin Yücel n’est plus !

Décédé à l’âge de 83 ans, le maître, diplômé du Lycée de Galatasaray et d’un Doctorat de littérature française de l’Université d’Istanbul, où il avait ensuite exercé le métier de professeur, est l’auteur d’une œuvre immense,  comportant critiques littéraires, romans, nouvelles, essais et traductions de grands écrivains français.

Photo du journal Radikal

Auteur d’une quinzaine de romans et recueils de nouvelles, qui passent au crible la société turque de la seconde partie du XXe siècle et se livrent à la satire de la société de consommation et du profit, dans une langue moderne et originale, Tahsin Yücel était l’une des figures de proue des lettres turques du XXe siècle.

On peut lire en français, en particulier Vatandas (traduction de Noémi Cingoz, Editions du Rocher, 2004), Les cinq derniers jours du prophète, qui a reçu en 1993 le prix littéraire Orhan Kemal ((traduction de Noémi Cingoz, Editions du Rocher, 2006), La Moustache (traduction de Noémi Cingoz, Actes Sud, 2009), Sous le soleil de Bernanos, Itinéraire en Artois avec Tahsin Yucel, réalisé par Timour Mudidine en collaboration avec le photographe Philippe Dupuich (Temps présent, 2010) et le roman Le Gratte-ciel (traduction de Noémi Cingoz, Actes Sud, 2012)…


Les cinq derniers jours du prophète, sont le récit de la dégradation physique d’un poète rebelle surnommé « le prophète » et qui croit que ses rêves vont se réaliser...


 La Moustache est une fable philosophique racontant comment la moustache de Cumali devient un symbole pour un village tout entier...



Le Gratte-ciel est une fiction satirique qui nous projette en 2073 : un magnat de l’immobilier, qui a édifié un nombre incalculable de gratte-ciels, voit son nouveau projet contrecarré par un vieil homme, petit propriétaire d’une parcelle jouissant d’un merveilleux panorama, qui refuse de lui vendre son bien… Pour le faire plier, tous les moyens machiavéliques seront bons...


La littérature française doit une fière chandelle à Tahsin Yücel qui a traduit en turc plus de 70 livres d’auteurs français dont Balzac, Flaubert, Gide, Proust, Camus, Malraux, Desnos, Queneau, pour n’en citer que quelques exemples. 



En décembre 2012, Tahsin Yucel avait reçu le prix littéraire France-Turquie, pour l’ensemble de son œuvre et en particulier pour son roman Le Gratte-ciel.

En 2013, le journal Aujourd’hui la Turquie publiait un article où le grand écrivain expliquait son amour de la langue française (propos recueillis par Ayşıl Akşehirli et Benoît Berthelot en mars 2011) :

J’ai terminé l’école primaire en 1945, une belle époque ou de nombreuses bourses étaient accordées aux écoliers sans moyens financiers. J’ai perdu mon père à l’âge de 1 an, nous n’étions pas riches. J’ai très bien réussi l’examen écrit national, et deux mois après je recevais une lettre m’annonçant que je pouvais poursuivre mes études au Lycée francophone de Galatasaray. Ça a été la plus grande chance de ma vie. J’y ai passé huit ans, comme interne. Puis j’ai voulu continuer mes études en philologie française, mais il me fallait de l’argent. Comme je publiais déjà quelques articles dans une revue littéraire, le patron m’a proposé de travailler par demi-journées pour sa maison d’édition. Je traduisais du français au turc, j’avais toujours un livre sur la table. Je traduisais même chez moi ! Je pense avoir traduit 70 livres dans ma vie, personne n’a autant traduit le français que moi en Turquie. J’ai arrêté il y a cinq ans. Et j’ai pris ma retraite de professeur au début de ce siècle. 

Etre francophone c’est d’abord connaître la langue, mais pour moi ce n’est pas seulement ça. A partir de la langue il y a la culture, le pays, le peuple. Moi qui suis écrivain et romancier turc, j’ai lu beaucoup plus de romans et d’études en français qu’en turc. C’est un fait, et ce n’est pas seulement lié à ma profession. Dans ma vie, le français occupe une très grande place. C’est une partie de mon existence.
En 2010, ma précieuse photo avec Tahsin Yücel…


Paix à l’âme de Tahsin Yücel, connu non seulement pour son œuvre mais aussi pour sa gentillesse, son sourire, sa tolérance et sa modestie.

Que repose en paix ce grand écrivain turc lauréat de nombreux prix, expert en littérature française et dont  l’œuvre  «colossale» ne peut que susciter une admiration sans borne…



Le dernier voyage de Tahsin Yücel,  sous la neige, samedi 23 janvier, à la mosquée de Sisli, Istanbul...



mardi 19 janvier 2016

Montesquieu. Le 18 janvier 1689 naissait Montesquieu, le philosophe aux mille facettes !

On ne présente plus Montesquieu, les biographies abondent pour décrire celui qui fut un des plus célèbres philosophes des Lumières. 


Je me pencherai donc sur les éléments demeurant en marge de ses biographies officielles.

Car Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède,  baron de Montesquieu, n’est pas le personnage austère que l’on pourrait imaginer en constatant qu’il a consacré quatorze années de sa vie à écrire L’Esprit des Lois !

Passionné de sciences au point d’avoir publié trois communications scientifiques sur l’écho, les glandes rénales et la pesanteur, penseur politique et sociologue dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) et De l'esprit des lois (1748), écrivain satirique dans Les Lettres persanes (1721), libertin dans Le Temple de Gnide (1720), auteur d’un Essai sur le goût (1757), président à mortier du Parlement de Bordeaux, homme éclairé épousant une protestante, bel esprit brillant dans le Salon de Madame de Lambert, académicien, grand voyageur ayant parcouru l’Europe, gentilhomme vigneron exploitant un immense domaine vinicole produisant du vin de Bordeaux, la personnalité de Charles-Louis, que l’on fit tenir sur les fonds baptismaux par un mendiant nommé Charles, pour qu’il se souvienne que les pauvres sont ses frères, est protéiforme !

Jadis, le billet de 200 francs, surnommé "un Montesquieu"...

Un gentilhomme campagnard passionné par ses vignobles

Charles-Louis voit le jour le 18 janvier 1689 au Château de la Brède, dans un extraordinaire édifice moyenâgeux cerclé de douves surmontées de pont-levis. C’est dans ce havre de paix qu’il écrira ses grandes œuvres.


Le site du Château de la Brède, qui reçut en 2012, du Ministère de la culture,  le label de « Maison des Illustres »,  nous apprend que la bibliothèque de Montesquieu comportait plusieurs milliers de livres  ; sa dernière descendante, la comtesse Jacqueline de Chabannes, en a fait don à la bibliothèque municipale de Bordeaux.


Gentilhomme campagnard, Montesquieu est amoureux de son domaine : enrichi par son mariage qui fait tomber des centaines d’hectares de terrains de Graves dans son escarcelle, héritier de son père et de son oncle, il n’a de cesse d’embellir et de faire fructifier ses propriétés, en particulier son domaine vinicole. Son amour pour ses terres est tel qu’il fait graver sur la porte d’entrée, « Delicia domini »,  les délices du maître.


Chef d’entreprise avisé, il utilise sa renommée d’écrivain pour commercialiser son vin des coteaux des Graves, et le vend à l’Angleterre. 



Notons que le vin de Bordeaux du Château de la Brède est encore célèbre aujourd'hui…

Un amoureux du Temple de Gnide ? 


On ne sait pas grand-chose de ses amours, si ce n’est qu’il a épousé en 1715, à l’âge de 26 ans, la protestante Jeanne de Lartigue ; mais on peut noter qu’il ne l’emmènera pas lors de ses déplacements, en particulier lors de ses longs voyages entre 1728 et 1731, lorsqu'il fait le tour de l’Europe et séjourne même un an et demi en Angleterre. Les commérages disent qu’il n’aurait pas eu beaucoup de temps à consacrer à son épouse…
On sait cependant de lui qu’il aime l’amour ! En effet, en 1725, il publie Le Temple de Gnide, poème d’inspiration mythologique qu’il nomme « roman » pour Mademoiselle de Clermont, à la cour de Chantilly.


 Mademoiselle de Clermont en sultane par Jean-Marc Nattier (1733) Londres, Wallace Collection


Ce roman, soi disant traduction d’un manuscrit grec acheté dans l’Empire ottoman par un ambassadeur,  considéré à l’époque comme érotique, lui vaut immense succès (un des grands tirages du XVIIIe siècle)  et scandale. Dans sa préface, il souhaite « plaire au beau sexe, à qui il doit le peu de moment heureux qu’il compte dans sa vie et qu’il adore encore » !


Sur le site de la BNF, on apprend que l’édition de 1772 de cet ouvrage, avec des gravures de Charles Eisen, fut considérée comme un des plus beaux livres du XVIIIe siècle.
Selon le livre d’Inès Murat, Madame du Deffand (2003), après la publication des Lettres persanes, lorsqu'il était à la mode dans les Salons, Charles-Louis aurait eu un faible pour Madame de Mirepoix, grande dame menant un train de vie fastueux, joueuse invétérée et amie de la Pompadour ; il lui a dédié un poème dont voici le début :

La beauté que je chante ignore ses appas
Mortels, qui la voyez, dites-lui qu’elle est belle
Naïve, simple, naturelle
Et timide sans embarras.
Telle est la jacinthe nouvelle…


Mais sa correspondance nous révèle en réalité une liaison passionnée avec Marie-Anne Goyon de Matignon, Marquise de Graves, sans doute représentée sous les traits de « Thémire » dans Le Temple de Gnide, et à qui, retenu à la Brède par la mort de son beau-père, il écrit au printemps de 1725 :
Je pense et repense tous les jours à ce profond silence. La solitude où je suis entretient encore mes chagrins et ma profonde mélancolie. Des intérêts d’honneur et de famille m’attachent encore pour sept ou huit mois dans ce pays-ci : je commence à sentir combien ce temps me va coûter cher. Ce sera la dernière lettre dont je t’accablerai : je ne te demande qu’une grâce, qui est de croire que je t’aime encore ; peut-être que c’est la seule chose que je puisse à présent espérer de toi… Mon cher cœur, si tu ne m’aimes plus, cache-le-moi encore pour quelque temps ; je n’ai pas encore la force qu’il faut pour pouvoir l’apprendre. Ayez pitié d’un homme que vous avez aimé, si vous n’avez pas pitié du plus malheureux de tous les hommes…
Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’être séduit par l’humour- Madame du Deffand ne disait-elle pas qu’il faisait de « l’esprit sur les lois « ? - le modernisme, la tolérance de ce grand esprit né juste un siècle avant la Révolution, qui a si bien su décrypter les rouages de la vie politique, a consacré toute son existence au savoir, et nous a laissé, parmi tant d’autres, ce conseil imparable :  « Je n’ai jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé. »









Quelques sources pour en savoir plus :
Site du Château de la Brède : http://www.chateaudelabrede.fr
Des lettres, le site des correspondances et des lettres : http://www.deslettres.fr
Site SIGM, Savoirs et Images en Graves-Montesquieu : http://www.si-graves-montesquieu.fr




jeudi 14 janvier 2016

Loti. Né le 14 janvier 1850, Pierre Loti et ses fantômes d’Orient

Que signifie, aujourd'hui, à Istanbul, le nom de Pierre Loti ? C’est ce dont j’ai voulu me rendre compte en effectuant pèlerinage sur les lieux perpétuant la mémoire du célèbre écrivain français.



Tout d’abord, rappelons que Pierre Loti  a effectué sept séjours à Istanbul à la fin du XIX siècle et au début du XXe et qu’il a consacré, sans compter ses écrits courts, six œuvres importantes à l’évocation de la Turquie, dont les plus célèbres sont Aziyadé (1879), Fantôme d’Orient (1902) et Les Désenchantées (1906).

Ses livres ont-ils eu du succès en Turquie ? Sur le plan littéraire, il est certain que l’écrivain a suscité de nombreux admirateurs mais aussi… des détracteurs. Par exemple, le grand poète Yayha Kemal, a fait l’éloge inconditionnel de Loti, de son style, de sa propension à faire rêver et a aussi participé au comité militant pour donner son nom à une rue d’Istanbul. Ou Abdülhak Şinasi Hisar, qui dès 1926, encense Loti dans des articles de journaux et écrira même, en 1952,  la biographie Istanbul et Pierre Loti.


D'autres, cependant, ont reproché à Loti d’aimer une Turquie déjà démodée à son époque, celle des  harems, du selamlik et des fastes des sultans, bref, celle d’un orientaliste nostalgique de la « vieille Turquie » ; et de donner, dans ses romans, une vision obsolète des femmes, en affichant un désintérêt complet pour les mouvements féministes ottomans, que des écrivaines animaient en Turquie au début du XXe siècle. Tevfik Fikret, même s’il parle de  Loti et de son roman Aziyadé dans sa revue Le Trésor des sciences, en 1891, se moque du fait que ce dernier se présente comme un spécialiste de la Turquie alors qu’il ne connaît que quelques mots de turc. Et Nazım Hikmet voit dans Loti un impérialiste aux prises de position rétrogrades, par exemple, lorsque le héros d'Aziyadé exprime son hostilité aux réformes de l’Empire ottoman.


Alors, pourquoi Loti a-t-il été surnommé « l’ami des Turcs » ? En réalité, la reconnaissance manifestée à l’écrivain n’est pas due à ses écrits littéraires mais plutôt à son engagement aux côtés de la Turquie lors des jours sombres de l’histoire du pays. En effet,  en janvier 1913, suite aux deux guerres balkaniques, Pierre Loti fait paraître La Turquie agonisante, qui dénonce la coalition des Européens contre l’Empire ottoman.  
C’est donc pour le remercier de sa fidélité que le sultan et le grand vizir le reçoivent en visite officielle, du 15 août au 17 septembre 1913. 

Loti est acclamé par la foule. Les habitants de Kandilli, village du yalı des Ostrorog, où loge le grand romancier, organisent en son honneur une fête culminant dans une promenade nocturne en caïque, avec une escorte de centaines de bateaux.




Par la suite, dans les années après la Première Guerre mondiale, Loti est le seul à faire de la partition de l’Empire ottoman un des principaux sujets de son œuvre. Le fait qu’il se soit dressé « seul contre tous », quitte, parfois, à devenir la risée de ses compatriotes, a provoqué l’admiration des Turcs.
L’engagement de Loti a donc, en partie, fait oublier l’écrivain, pour privilégier le politique. C’est pourquoi, en 1921, bien qu’il ne l’apprécie pas beaucoup comme littérateur, Atatürk écrit à Loti et l’invite de nouveau, car il a reconnu en lui, une fois encore,  « l’ami des Turcs ».
Mais se souvient-on encore de Loti aujourd'hui ?

Me voilà donc effectuant un pèlerinage, au départ d’un endroit célèbre (qui est aussi mon lieu de travail) immortalisant le nom du grand écrivain turcophile, le lycée français Pierre Loti d’Istanbul à Tarabya, situé dans le parc de l’ancienne résidence d’été des Ambassadeurs de France, dont ne subsiste que le bâtiment autrefois affecté à l’intendance, puisque le palais a été détruit par un incendie en 1913. C’est là qu’arrive Loti en 1903, l’année de ses 53 ans, lors de son cinquième voyage en Turquie, pour prendre le commandement du Vautour. Son navire, un « stationnaire », est ancré dans la rade pour assurer la sécurité du corps diplomatique. Les lycéens d'aujourd’hui connaissent-ils Loti ? Certes, pour une partie d’entre eux, du moins. En effet, en 2005, lors de la remise du Prix Albert Londres, ils lui ont même consacré un  numéro spécial de leur journal, le Piloti, en empruntant sa plume pour imaginer des articles qu’il aurait pu écrire lorsqu'il se trouvait à Istanbul !
 
Je me rends ensuite à Piyer Loti Caddesi. C’est le 3 janvier 1922 que l’on baptisa du nom de « Piyer Loti » cette rue de Sultanahmet. Avec un peu de chance, tant que l’émail bleu de la plaque résistera aux outrages du temps, le nom de l’auteur de Suprêmes visions d’Orient (1921)  demeurera sur le mur…



 Je marche encore un peu et arrive à la maison de Çemberlitas où le grand écrivain demeura lors de son séjour de 1910. A-t-elle été transformée en Musée Pierre Loti ? 

Non, elle abrite aujourd'hui un restaurant de « kebab ». Seule la plaque apposée par la municipalité rappelle que Pierre Loti dmeura en ce lieu…



Sautant dans un taxi, je prends la direction d’Edirnekapı, pour me rendre sur la tombe d’Aziyadé, que j’ai découverte grâce à mon amie Nathalie Ritzmann. L’épitaphe, apposée par les amis de Loti, est certes plus récente que la tombe : 



Ici repose la Circassienne Hatice, fille de Abdullah Efendi, héroïne du roman Aziyadé 1879), du romancier français Pierre Loti. Paix à son âme. 23 octobre 1880.

   
   

 Enfin, je termine par une promenade à Eyüp, pour me désaltérer au célèbre Café Pierre Loti. La jolie maison en bois serait une de celles où l’auteur rencontrait Aziyadé, lors de son premier séjour, en 1876. 


De nombreux portraits de celui qui se fit tatouer sur la poitrine le prénom de sa muse circassienne, ornent les murs. La demeure mitoyenne a été transformée en boutique où l’on vend des objets souvenirs… et des livres de Loti… en anglais…

Je dois feuilleter de nombreux exemplaires du rayon avant de trouver les romans « turcs » de Loti en français...


Portrait se trouvant dans le Café Pierre Loti

Comme je me fais photographier à l’entrée, sous le panneau de bois peint affichant le nom de Pierre Loti, un vieil homme s’approche et me demande : 
« C’est qui, ce Pierre Loti ? Vous le savez, vous ? Quelqu'un vient de dire que c’était un écrivain. C’est vrai ? » 



Car les gens qui viennent aujourd'hui au Café Pierre Loti n’effectuent pas un pèlerinage sur un lieu littéraire. Ils viennent plutôt à Eyüp pour prier au célèbre turbé d'Eyüp el-Ensari, porte-étendard du prophète Mohamed, puis, prennent le téléphérique et montent à « Pierre Loti » boire un café en contemplant le panorama.


 Ah ! Pierre Loti ! Tu es devenu une rue, un « kebab », une école, un café… Mais combien y-a-t-il encore de personnes pour lesquelles tu fus un écrivain ? Pourtant, tes œuvres, même peu réalistes, ne constituent-elles pas un miroir du rêve, pour tous les amoureux de l’Istanbul d'antan ? 


Article paru dans le Petit Journal d'Istanbul 


Film de Didier Roten et François Vivier, Pierre Loti, un homme du monde, dans lequel j'ai eu l'honneur d'être interviewée

Sources pour cet article :
Abdülhak Şinasi Hisar, Istanbul et Pierre Loti, 1958.
 Faruk Ersöz, A Stamboul avec Loti, 1998;
       Communication du Colloque  "Les écrivains turcs lisent Pierre Loti", Timour Muhidine, Istanbul, 2000.

dimanche 10 janvier 2016

Rousseau : Le manteau arménien de Jean-Jacques Rousseau

“Mon père, après la naissance de mon frère unique, partit pour Constantinople, où il était appelé, et devint horloger du sérail” déclare Rousseau dans Les Confessions.

Jean-Jacques naîtra des retrouvailles de ses parents après le séjour turc d’Isaac. Ce dernier a-t-il vraiment réglé les pendules du Palais de Topkapi ou n’était-il qu’un simple artisan parmi tant d’autres chargés d’entretenir en Orient les montres que les Suisses commençaient à exporter ? Il semble probable que si Isaac avait réellement occupé la fonction d’horloger du sérail, il n’aurait pas manqué de faire venir sa famille à Istanbul.
Mais de ce père négligent, qui abandonna quasiment ses enfants, Jean-Jacques gardera toute sa vie l’image idéalisée de “l’horloger du sérail”, si bien que l’on retrouve dans son œuvre de nombreuses références à l’Empire ottoman.


La plaque dédiée à Isaac Rousseau sur la place de Galata

De plus, au XVIIIe siècle, on raffole des Turqueries. Lorsque le peintre Van Mour, sur les instances de Monsieur de Ferriol, Ambassadeur du roi, réalise une centaine de tableaux représentant tous les costumes de l’Empire ottoman, son livre, Recueil de cent estampes représentant différentes nations du Levant, gravées sur les tableaux peints d’après nature  en 1707 et 1708, par les ordres de M de Ferriol, Ambassadeur du Roi à la Porte, obtient un tel succès que sa publication va marquer une étape importante dans l’histoire de l’Orientalisme : non seulement, ses gravures constitueront une inépuisable source d’inspiration pour de nombreux écrivains et artistes mais aussi, chacun se met en tête de revêtir un costume turc.


               Le Comte de Vergennes en costume turc par Antoine de Favray 1766

Rousseau n’échappe pas à la mode. Dès 1756, à Montmorency, il porte le kaftan, qu’il trouve très confortable et qu’il appelle « l’habit arménien » :

Je pris l’habit arménien. Ce n'était pas une idée nouvelle; elle m'était venue diverses fois dans le cours de ma vie, et elle me revint souvent à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir tous les avantages de l'habit long… (Les Confessions, Livre XII)



On peut donc supposer que c’est douillettement enveloppé dans son habit oriental Jean-Jacques écrivit La Nouvelle Héloïse, Du Contrat social et Emile ou de l’Education.

Il envisage même une garde-robe complète : La commodité d'un tailleur arménien, qui venait souvent voir un parent qu'il avait à Montmorency, me tenta d'en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu'en dira-t-on, dont je me souciais très peu. Cependant, avant d'adopter cette nouvelle parure, je voulus avoir l'avis de madame de Luxembourg, qui me conseilla fort de la prendre. Je me fis donc une petite garde-robe arménienne.


Il est aidé dans cette entreprise par une dame, Madame Boy de la Tour, qui prend plaisir à exaucer tous les vœux de son idole.
Voltaire ne se prive pas de railler les lubies orientales de Jean-Jacques : il lui trouve une allure de « saltimbanque » !


Mais le scandale déclenché par ses livres et leur interdiction par le Parlement de Paris, qui condamne l’auteur à une « prise de corps »,  le contraint à fuir à Môtiers, en Suisse, village administré par la Prusse.




La maison de Môtiers, éphémère refuge de Rousseau entre 1762 et 1765, jusqu’à ce que les murs en soient lapidés par une foule en colère contre le philosophe…

Il consulte le pasteur, qui l’autorise à se rendre au temple dans son costume oriental doublé de fourrure.

Je pris donc la veste, le cafetan, le bonnet fourré, la ceinture ; et après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d'inconvénient à le porter chez milord maréchal. Son excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit pour tout compliment, Salamaleki ; après quoi tout fut fini, et je ne portai plus d'autre habit…




Un ami de Jean-Jacques a raconté l’anecdote suivante ; son kaftan effrayait les vaches !

Un autre jour, nous revenions d'herboriser avec lui : un troupeau de vaches, engagé dans les sinuosités du sentier que nous suivions, marchait vers nous pour s'en retourner au hameau. M.Rousseau était affublé d'une houppelande rouge, assez semblable pour la forme, à la soutane ecclésiastique ; c'est pourquoi quelques écoliers, par plaisanterie, le nommaient entre eux le prêtre arménien. Un de ces animaux, effarouché à l'apparition du manteau, fit un bond, enfonça et franchit, à deux pas de M. Rousseau, la haie qui bordait son chemin…

Pour finir, je me permettrai une remarque, très cher Jean-Jacques.
Toi qui passas ta vie à vilipender le luxe, tu étais, toi aussi, comme Denis (cf. l’article sur la robe de chambre de Denis Diderot), un sacré coquet, tout de même !