"Ton libérateur, c'est le livre" ! Ce blog est destiné à partager mes coups de cœur littéraires et à faire connaître mes livres.
samedi 10 décembre 2022
Annie Ernaux : discours du Nobel, texte intégral
mercredi 9 novembre 2022
Hommage à Marcel Proust et Ahmet Hamdi Tanpınar à Notre Dame de Sion, Istanbul
Mardi 8 novembre 2022 a
eu lieu à Istanbul, au lycée Notre-Dame de Sion, le vernissage de l’exposition
« La musique portée par le roman, Regards croisés sur Proust et Tanpınar », qui
présente, en miroir, des extraits de textes de Marcel Proust et d’Ahmet Hamdi Tanpınar
, ainsi que des collections de photos et de portraits et durera jusqu’au 8
décembre 2022.
Le spectacle-piano de
Marie-Christine Barrault et Franck Ciup
Cette manifestation
littéraire organisée en hommage à Marcel Proust pour le centenaire de sa mort,
a été marquée par un envoûtant « Spectacle piano littéraire », dans lequel
Marie-Christine Barrault lisait, avec une superbe interprétation, des extraits
choisis de Marcel Proust, en alternance avec des morceaux composés pour
l’occasion par le pianiste Franck Ciup, par référence à la fameuse Sonate de
Vinteuil, œuvre imaginaire créée par Proust à partir de compositions qu’il
aimait. Les fins mélomanes ont pu reconnaître dans les interprétations du
pianiste des extraits des Scènes d’enfants de Robert Schumann, de la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, mais aussi de deux œuvres utilisées en leitmotiv, A Chloris,
de Reynaldo Hahn, utilisé six fois, et le
fameux Clair de lune, de Claude Debussy. Le tout était d'une
poésie extrême, tellement beau que l'on aurait souhaité que le concert ne
finisse pas…
L’exposition « La musique portée par le roman, Regards
croisés sur Proust et Tanpınar »
La curatrice, Aylin
Koçiyan, a fait appel à de nombreux spécialistes pour réaliser l’exposition.
C’est en ces termes qu’elle définit son travail : « L’objectif de l’exposition
« La musique portée par le roman » est d’apporter un regard croisé sur la
manière avec laquelle la musique revient comme un leitmotiv dans l’œuvre
colossale de Marcel Proust (1871-1922), A la recherche du temps perdu,
publiée en sept tomes de 1913 à 1927, et dans le roman-fleuve d’Ahmet Hamdi Tanpınar
(1901-1962). Notre travail explore comment la musique émerge comme une
expérience intime et existentielle permettant à l’individu d’atteindre
l’essence et la profondeur de l’être et des choses, ainsi que comme un langage
universel, seule capable de traduire l’indicible, l’ineffable… »
La musique chez Proust et
Tanpınar
La Sonate de Vinteuil de
Proust
A la Recherche du Temps perdu, permet à Marcel Proust de créer, à partir de personnages qu’il a connus dans sa vie, des figures d’artistes imaginaires comme le musicien Vinteuil, l’écrivain Bergotte et le peintre Elstir.
Dans Un Amour de Swann, une « petite phrase » de la Sonate de Vinteuil, devient « l’air national » de l’amour entre Charles Swann et Odette de Crécy. Dans un des passages-clés du roman, lorsque Odette s’éloigne de Swann pour lui préférer le comte de Forcheville, lors d’un concert chez la marquise de Saint-Euverte, Swann entend la fameuse sonate dont la « petite phrase » ressuscite toutes les sensations de son passé avec Odette, tous « les refrains oubliés du bonheur », dans un merveilleux texte devenu un des symboles de Proust :
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et
cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la main
à son cœur. C'est que le violon était monté à des notes hautes où il restait
comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les
tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente
qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son
arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de
toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on
soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le
temps de comprendre, et de se dire : « C'est la petite phrase de la sonate de
Vinteuil, n'écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise
de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les
profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils
crurent revenu, s'étaient réveillés et, à tire-d'aile, étaient remontés lui
chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés
du bonheur.
Le Mahur Beste de Tanpınar
Dans sa trilogie
romanesque, Huzur, en 1949, Sahnenin Dışındakiler, en 1973 et Mahur
Beste, en 1975, à l’instar de Proust, Ahmet Hamdi Tanpınar -dont certains livres sont traduits en
français par Actes Sud, dont L’Institut de remise à l’heure des montres et des
pendules, ou le merveilleux Pluie d’été – utilise le thème récurrent du « Mahur
Beste », du compositeur turc du XVIIe siècle, Ebubekir Ağa.
PS : j’ai eu la
chance de réaliser, le lendemain du concert, un entretien sur son travail avec le
pianiste et compositeur Franck Ciup, vous pourrez bientôt le lire dans le Petit Journal d'Istanbul…
jeudi 29 septembre 2022
Le 29 Septembre 1902 : envol d’un fulgurant génie littéraire, Emile Zola
Comme plusieurs autres écrivains du XIXe siècle, Emile Zola mérite de surnom de "phare" -au sens baudelairien- de la littérature française. Tout a été dit et écrit sur lui, ou presque, aussi me contenterai-je de rappeler quelques points importants de sa biographie :
-Le père de Zola, un ingénieur italien naturalisé, qui travailla à la construction du canal qui portera son nom à Aix-en-Provence, meurt lorsqu’Emile a sept ans et la famille se retrouve dans la misère.
-Zola n’a pas obtenu son Bac !
Il entre en 1862 à la librairie Hachette. Vite remarqué, il collabore aux rubriques littéraires de
plusieurs journaux et fréquente de nombreux écrivains et artistes de son époque.
-Il a défendu avec beaucoup de conviction Manet et les Impressionnistes.
-C’est à 27 ans, après Thérèse
Raquin, qu’il conçoit le projet des
Rougon-Macquart, « Histoire
naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », qui comprendra
20 volumes ! Il a écrit aussi beaucoup d’autres livres, son œuvre est colossale !
-C’est en 1877, à 37 ans,
qu’il atteint la gloire littéraire avec L'Assommoir.
Son succès lui permet d'acheter sa villa de Medan et il devient le chef de file
des Naturalistes.
-En 1886, Paul Cézanne se reconnaît dans les traits du personnage principal de L'œuvre. C’est la rupture entre les deux amis.
-Le 13 janvier 1898, la
lettre ouverte « J'accuse », dans le journal L’Aurore, prend la défense de Dreyfus. Un procès en diffamation
condamne Zola à un an d'emprisonnement et à une grosse amende. Il part en exil
à Londres pour éviter l'emprisonnement ( Dreyfus sera réhabilité en 1906).
-Après les Rougon-Macquart, Zola change d’inspiration et écrit sur la religion dans « Les Trois livres » : Lourdes, Paris, Rome.
-Les romans de Zola suscitent souvent le scandale : les plus décriés ont été Thérèse Raquin, en 1867, L’Assommoir, en 1878, Nana, en 1880 et Germinal en 1885. De violentes attaques contre l’écrivain sont publiées dans le journaux, ainsi que des caricatures très caustiques le représentant en cochon ou jouant avec des excréments.
-Zola est marié depuis 1864 avec Alexandrine lorsque, en 1888, une jeune lingère, Jeanne Rozerot, entre au service du couple. Il s'ensuit une folle passion, d'autant plus forte que Jeanne va donner à Emile deux enfants, alors que son union avec Alexandrine est restée stérile.
Sans se séparer de son épouse, Zola va mener une double vie qui lui pèse beaucoup : "J'avais fait le rêve de rendre tout le monde heureux autour de moi mais je vois bien que cela est impossible," écrit-il. Le roman Le Docteur Pascal transpose de façon déguisée cette histoire d'amour. Deux-cent-sept lettres de Zola à Jeanne témoignent de cette passion. Après la mort d'Emile, Alexandrine, magnanime, autorisera les enfants de Jeanne à porter le nom de leur père...
-Zola
est un des premiers écrivains-photographes. Il découvre cet art en 1894, et
devient si passionné qu’il possède une dizaine d’appareils, trois laboratoires
et procède lui-même au développement des clichés dont on a conservé au moins deux mille plaques.
-Les circonstances de la
mort de Zola, asphyxié le 29 septembre 1902, dans sa maison, par une cheminée
qui fume, sont plus que mystérieuses. On a longtemps pensé à un accident mais
les dernières recherches envisagent plutôt l’hypothèse de l’assassinat. En
effet, les descendantes de Zola ont réaffirmé la thèse selon laquelle un ramoneur avait avoué avoir
bouché la cheminée sur ordre des antidreyfusards…
dimanche 4 septembre 2022
4 septembre, envol de Simenon : ses écrits sur Istanbul…
C’est aujourd’hui le 33ème anniversaire de la mort de Georges Simenon, disparu le 4 septembre 1989. C’est pourquoi j’ai éprouvé le besoin d’honorer la mémoire de ce génie littéraire, né à Liège en 1903, capable d’écrire 80 pages par jour, qui a débuté très tôt dans le journalisme, s’exerçant à l’écriture en publiant, sous des pseudonymes divers, un nombre incroyable de romans populaires. En effet, Georges Simenon, quatrième auteur francophone le plus traduit dans le monde, a écrit 192 romans (dont 75 Maigret et 117 romans qu’il appelait ses « romans durs »), 158 nouvelles, plusieurs œuvres autobiographiques et de nombreux articles et reportages ; sans parler des 176 romans parus sous des pseudonymes divers…
Maigret
Comme Jules Verne, qui se
retirait sur son bateau pour créer, Georges Simenon écrit à partir de 1929 sur
un bateau, L’Ostrogoth, qu’il gardera trois ans. Dès 1931, il crée, sous
son véritable nom de Georges Simenon, le personnage du commissaire Maigret,
devenu mondialement connu et toujours au premier rang de la mythologie du roman
policier. Simenon rencontre immédiatement le succès et le cinéma s’intéresse à
son œuvre dès le début. Ses romans ont été adaptés à travers le monde en plus
de 70 films et au moins 350 téléfilms.
Les grands reportages
Après les succès du
premier Maigret, Simenon entreprend une série de reportages autour du monde et
part en Afrique, en Europe de l’Est, en Union soviétique et en Turquie,
voyageant avec sa malle, sa carte de reporter, sa machine à écrire et son
appareil-photo.
Simenon en Turquie
Simenon effectue un
séjour à Istanbul du 1 juin au 19
juillet 1933. Il arrive de Marseille le 1 juin 1933, sur le paquebot Angkor, en
compagnie de son épouse. Le but de son voyage est d’effectuer, pour le
quotidien Paris-Soir, une interview de Trotski qui est exilé depuis 1929 sur
l’île de Buyuk Ada. Simenon s’y rend en bateau le 6 juin, et rencontre Trotski,
qui, craignant pour sa sécurité, ne sort presque jamais, sauf à la tombée de la
nuit pour aller à la pêche, et vit dans une pièce entourée de livres.
Ce célèbre reportage paraîtra le 15 et 16 juin.
Après, au départ de Trabzon, Simenon fait une excursion à Batoum et Odessa, pour « découvrir le monde soviétique » puis passe par Ankara et retourne à Istanbul où il prend 400 photos. Comme l’on sait que les photos de Simenon lui servent toujours de base à un nouveau roman, il tirera plusieurs livres de son séjour à Istanbul : Le Policier d’Istanbul, nouvelle qui met en scène un policier turc ; Les Gens d’en face, roman qui se passe à Batoum mais a pour héros un consul de Turquie à Batoum se sentant observé par ses voisins ; Les Gangsters du Bosphore, reportage qui ne paraîtra pas ; Les Clients d’Avrenos, roman qui se passe complètement à Istanbul, traduit en turc par Çetin Altan en 1949 ; Le Locataire, dont le héros est Elie Naegar, d’origine turque, récit adapté à l’écran en 1982 par Pierre Granier-Deferre sous le titre L’Étoile du Nord, avec Philippe Noiret et Simone Signoret.
Le roman Les Clients d’Avrenos
On peut remarquer que les
lieux que Simenon choisit de décrire dans Istanbul ne sont pas vraiment les
lieux emblématiques de la ville en 1933, mais plutôt des endroits appartenant
au vieil Istanbul d’avant la République et qui ont déjà été décrits dans les Voyages
en Orient. L’univers du roman, déjà obsolète à son époque, semble très loin
de celui de la Turquie d’Atatürk et de la jeune république. En effet, en 1933,
cela fait déjà dix ans que la république existe, toutes les grandes réformes
ont déjà été réalisées mais Simenon n’en parle jamais. Pour Simenon, Istanbul
en 1933, c’est encore une ville où l’on loge au Pera Palas, où l’on se promène
en caïque de nuit sur le Bosphore, où l’on se promène aux Eaux-Douces d’Asie,
où l’on va pratiquer « le kief », s’enivrer, fumer du haschich dans un vieux
manoir …
C’est pour cela qu’une partie du roman se passe dans un vieux « yali », une demeure en bois les pieds dans l’eau au bord du Bosphore, inspirée par le fameux yali des Ostrorog, lieu-culte de la vie mondaine des Stambouliotes aisés, où l’écrivain, comme beaucoup d’autres, a été reçu. Simenon a sans doute choisi ce cadre parce qu’il incarne l’ultime survivance d’un monde qui disparaît, qui n’a plus sa place dans l’idéologie de la jeune république turque, qui , au contraire, cherche à se construire en opposition avec le monde ottoman et le cadre impérial.
Jouer un tour à Simenon pour lui faire écrire un roman
Dans ses souvenirs, le
peintre turc Abidin Dino raconte en 1988, comment, lors d’une invitation au yali
des Ostrorog, ils ont joué un tour à Simenon pour lui donner un sujet de roman.
Le consul de France, Raoul Crépin, organise avec un ami turc et son domestique
albanais, une pseudo-fumerie avec des figurants dans un garage et même une
fausse descente de police. Simenon n’aurait pas été dupe et la soirée se serait
terminée en beuverie. Simenon aurait pris sa revanche en écrivant le roman Les
Clients d’Avrenos, dans lequel il caricature Raoul Crépin, son épouse et
les Ostrorog…
La vidéo de l’émission d’Arte « Invitation au voyage », intitulée « A Istanbul, les mauvaises fréquentations de Simenon », réalisée par Anne Gautier et dans laquelle j’interviens à la fin…
https://www.youtube.com/watch?v=bYXRzNhK91Y&t=811s
Mon article du blog sur
le tournage de l’émission d’Arte :
http://gisele-ecrivain-istanbul.over-blog.com/2020/01/georges-simenon-a-istanbul-arte-invitation-au-voyage.html
mercredi 31 août 2022
31 août, anniversaire de ta mort, Charles Baudelaire : hantes-tu ta tombe ou ton cénotaphe ?
Cher Charles, c'est aujourd'hui, 31 août 2022, le 155ème anniversaire de ta mort, toi qui n’aimais rien tant que les caveaux, les cimetières et les fantômes ! C'est pourquoi je parlerai de ta tombe !
Tu fus inhumé en 1867 au cimetière du Montparnasse dans la tombe familiale où reposent ta mère (1793-1871) et le général Aupick (1789-1857).
Lecteurs, savez-vous que ce général Aupick de sinistre mémoire, aux dires de Charles, fut ambassadeur à Istanbul en 1848 ?Aie, pauvre Charles, être couché pour l’éternité aux côtés de celui que tu détestas !
Photo Internet, merci aux auteurs
Charles, en 1902, pour honorer ta mémoire, tes admirateurs décident de t’élever à Montparnasse un cénotaphe, qui sera réalisé par l’artiste José de Charmony.
Il représente un gisant ressemblant à une momie égyptienne, surmonté d’un bas-relief te montrant en train de méditer.
Photo Internet, merci aux auteurs
La sculpture fut le fruit d'une souscription publique, lancée le 1er août 1892, par Léon Deschamps dans La Plume et dirigée par un comité présidé par Leconte de Lisle ; dans lequel figuraient alors de nombreux artistes et écrivains, tes fans, dont José Maria de Heredia, Mallarmé, François Coppée, Jean Moréas, Verlaine, Sully Prudhomme, Emile Verhaeren et des romanciers comme Anatole France, Emile Zola, et Edmond de Goncourt.
Charles, est-ce bien dans une crise de spleen que tu écrivis ces vers décrivant ton cerveau, ou te réjouissais-tu à l’avance de la tête que nous allions faire en les lisant ? Farceur, va !
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers...
lundi 15 août 2022
L'histoire méconnue du Café Pierre Loti, à Istanbul
Article paru dans le mensuel Aujourd'hui la Turquie 207, juin 2022
L'histoire méconnue du
Café Pierre Loti, Gisèle Durero-Koseoglu
Aller boire un pot au
Café Pierre Loti en contemplant le panorama sur la Corne d’Or fait partie des
musts d’Istanbul, surtout au printemps, où les touristes nostalgiques cherchent
à retrouver les souvenirs de l’écrivain dans la petite demeure de bois patiné,
entourée de terrasses et communiquant avec une deuxième maison envahie de
glycines… Mais contrairement à ce que l’on a souvent entendu dire, l’actuel
Café Pierre Loti n’est pas un lieu où Loti a habité, c’était déjà, à son époque,
un café où il avait l’habitude de se rendre pour fumer le narguilé au coucher
du soleil.
Dans le roman Aziyadé, fruit de son premier
voyage à partir de 1876, Loti affirme qu’il a loué, sous le nom d’Arif Effendi,
une maison de bois à Hasköy, puis à Eyüp, et qu’il y voit « à droite, la Corne d’Or, sillonnée par
des milliers de caïques dorés », ce qui a conduit certains à identifier sa
demeure à la bâtisse de l’actuel café. Or, lors de son second voyage, dix ans
plus tard, Loti constate que sa maison d’Hasköy a été détruite ; et en
ce qui concerne celle d’Eyüp, personne n’a pu en déterminer l’emplacement exact,
en dépit des tentatives de reconstitution menées par les spécialistes à partir
des itinéraires de Loti et de ses descriptions de l’environnement. Il faut dire que le vrai littéraire est
parfois très éloigné de la réalité… On connaît aussi à Divan Yolu une « maison
de Pierre Loti », celle qu’il a louée lors de son sixième passage, en 1910,
mais on ignore la localisation de celle qu’il a occupée lors de son séjour de
1913, à Fatih, non loin de la mosquée du Sultan Selim, même si l’écrivain
Süleyman Nazif y est allé lui rendre visite. Quant au café qui porte son nom,
il semble que l’écrivain l’ait surtout fréquenté en 1894, et surtout de 1903 à
1906, où il y passe de longues heures sur les brouillons de son roman Les
Désenchantées.
UNE HISTOIRE ROMANESQUE
En réalité, l’histoire du
mythique Café Pierre Loti est aussi romanesque que les écrits du célèbre auteur
turcophile !
Au XVIIIe siècle,
surnommé « le café de la dame », il aurait d’abord été tenu par une femme du
nom de « Rabia », puis, à partir de 1880, aurait eu comme propriétaire le
gardien du quartier, Ragip Aga ; après, différents propriétaires l’ont tenu
jusqu’aux années 1950, où des mésententes entre les gérants le font péricliter et
presque abandonner.
C’est alors qu’intervient une femme hors du commun, Sabiha Tansuğ, passionnée par le passé, qui sera ensuite connue pour son extraordinaire collection de costumes féminins et de coiffes ottomanes, dont elle fera un musée, et dont m’a parlé Ferhat Bey, qui gère le café depuis trente-six ans.
Sabiha Tansuğ raconte en 1995, dans une interview accordée au journal Cumhuriyet, comment elle a ressuscité le café Pierre Loti ! En voyage à Vienne en 1963, elle ne cesse de s’extasier sur les fameux cafés traditionnels qui ont constitué, depuis le XIXe siècle, un des attraits de la ville autrichienne. Et sous le charme de la découverte, elle souhaiterait en créer un semblable à Istanbul. Mais comment ? Le destin va vite lui apporter la réponse à sa question, car un jour de 1964, elle gravit, à travers le vieux cimetière ottoman, le chemin qui monte au Café Pierre Loti et découvre l’endroit presque en ruines. Aussitôt, sa décision est prise !
Elle
loue le bâtiment et va consacrer toute son énergie à la reconstruction du lieu.
Elle embauche deux menuisiers spécialistes de la restauration des demeures
anciennes, fait refaire les entourages de fenêtres et les moucharabiehs, les
plafonds, les vitres colorées. Puis, elle se procure du mobilier d’époque au
Grand Bazar, fait disposer un divan, aménage un réchaud à l’ancienne pour
préparer le café de façon traditionnelle sur les braises. Enfin, elle se lance dans la collecte de livres, photographies
et souvenirs de l’écrivain pour décorer les pièces. Elle fait même
confectionner un buste de Pierre Loti qui sera volé par la suite. Les garçons
et serveuses en costume, l’exceptionnel panorama, le café servi dans des tasses
raffinées, tout contribue au succès du lieu qui devient alors un des
incontournables du tourisme stambouliote ! A cette époque, certains
surnomment même le café, « Musée Pierre Loti ». On y tourne des films, des gens
célèbres s’y rendent. Le café changera encore de direction, mais en dépit des
années, il a conservé intact son charme ; pour l’apprécier, mieux vaut s’y
rendre en semaine, en montant le chemin romantique tracé entre les anciennes
tombes aux cippes ouvragées, derrière la mosquée d’Eyüp, car la construction du
téléphérique permettant d’y accéder facilement le transforme, le week-end, en
bruyante kermesse…
Mais au fait, pourquoi
les Turcs ont-ils éprouvé le besoin d’immortaliser en ce lieu le nom de
l’écrivain français ? En réalité, la reconnaissance qui lui est manifestée
n’est pas due à ses écrits littéraires mais plutôt à son engagement aux côtés
de la Turquie lors des jours sombres de l’histoire du pays. En effet, en janvier 1913, suite aux deux guerres
balkaniques, Pierre Loti fait paraître La Turquie agonisante, qui
dénonce la coalition des Européens contre l’Empire ottoman. C’est donc pour le remercier de sa fidélité
que le sultan et le grand vizir le reçoivent en visite officielle, du 15 août
au 17 septembre 1913. Loti est acclamé par la foule. Les habitants de Kandilli,
village du « yali » des Ostrorog, où loge le grand romancier,
organisent en son honneur une fête culminant dans une promenade nocturne en
caïque, avec une escorte de centaines de bateaux. Par la suite, après la
Première Guerre mondiale, Loti est le seul à faire de la partition de l’Empire
ottoman un des principaux sujets de son œuvre, avec les livres Les Alliés
qu’il nous faudrait (1919) et La Mort de notre chère France en Orient
(1920).
Le fait qu’il se soit dressé « seul contre tous », quitte, parfois, à devenir la risée de ses compatriotes, ou même de détracteurs en Turquie, a suscité la gratitude d’une partie des Turcs. L’engagement de Loti a donc, en partie, fait oublier le romancier, pour privilégier le politique. En 1920, des admirateurs organisent en son honneur une conférence à l’Université d’Istanbul, on le nomme « citoyen d’honneur » de la ville et on pose sur la façade de sa maison de Divan Yolu, une inscription gravée dans le marbre : « Pierre Loti, de l’Académie française, le noble et fidèle ami des Turcs dans leurs jours de prospérité ou de malheur, a habité cette maison en 1910 ».
C’est pourquoi, en 1921, bien qu’il n’apprécie pas beaucoup Loti comme
écrivain, Atatürk lui écrit une lettre de remerciements, lui fait offrir un tapis
et l’invite à venir comme « ami des Turcs ». Mais Loti, très malade, ne reverra
plus jamais la Turquie. Le 23 janvier
1922, le préfet de Constantinople inaugure, à Sultanahmet, la rue « Piyer Loti
» et la colline du café portera désormais le nom du célèbre écrivain. Un
journal français rapporte, des années plus tard, ce commentaire de Loti peu
avant sa mort : « Le Café Pierre Loti, c’est mon plus beau titre de gloire,
avec la plaque que l’on a posée, en ville, sur la maison que j’ai habitée… »