Que signifie, aujourd'hui, à Istanbul, le nom de Pierre Loti ? C’est ce dont j’ai voulu me
rendre compte en effectuant pèlerinage sur les lieux perpétuant la mémoire du célèbre
écrivain français.
Tout d’abord,
rappelons que Pierre Loti a effectué
sept séjours à Istanbul à la fin du XIX siècle et au début du XXe et qu’il
a consacré, sans compter ses écrits
courts, six œuvres importantes à l’évocation de la Turquie, dont les plus
célèbres sont Aziyadé (1879), Fantôme d’Orient (1902) et Les Désenchantées (1906).
Ses livres ont-ils eu du succès en Turquie ? Sur le plan
littéraire, il est certain que l’écrivain a suscité de nombreux admirateurs mais
aussi… des détracteurs. Par
exemple, le grand poète Yayha Kemal, a fait l’éloge inconditionnel de Loti, de
son style, de sa propension à faire rêver et a aussi participé au comité
militant pour donner son nom à une rue d’Istanbul. Ou Abdülhak Şinasi Hisar,
qui dès 1926, encense Loti dans des articles de journaux et écrira même, en
1952, la biographie Istanbul et
Pierre Loti.
D'autres, cependant, ont
reproché à Loti d’aimer une Turquie déjà démodée à son époque, celle
des harems, du selamlik et des fastes des sultans, bref, celle d’un orientaliste
nostalgique de la « vieille Turquie » ; et de donner, dans ses
romans, une vision obsolète des femmes, en affichant un désintérêt complet pour
les mouvements féministes ottomans, que des écrivaines animaient en Turquie au
début du XXe siècle. Tevfik Fikret, même s’il parle de Loti et de son roman Aziyadé dans sa revue Le Trésor des sciences, en 1891, se
moque du fait que ce dernier se présente comme un spécialiste de la Turquie
alors qu’il ne connaît que quelques mots de turc. Et Nazım Hikmet voit dans
Loti un impérialiste aux prises de position rétrogrades, par exemple, lorsque
le héros d'Aziyadé exprime son hostilité
aux réformes de l’Empire ottoman.
Alors, pourquoi Loti a-t-il été surnommé « l’ami des
Turcs » ? En réalité, la reconnaissance manifestée à l’écrivain n’est pas due à ses écrits
littéraires mais plutôt à son engagement aux côtés de la Turquie lors des jours
sombres de l’histoire du pays. En effet, en janvier 1913, suite aux deux
guerres balkaniques, Pierre Loti fait paraître La Turquie agonisante, qui dénonce la coalition des Européens
contre l’Empire ottoman.
C’est donc pour le remercier de sa fidélité que le sultan et le grand
vizir le reçoivent en visite officielle, du 15 août au 17 septembre 1913.
Loti
est acclamé par la foule. Les habitants de Kandilli, village du yalı des Ostrorog, où loge le grand romancier,
organisent en son honneur une fête culminant dans une promenade nocturne en caïque,
avec une escorte de centaines de bateaux.
Par la suite, dans les
années après la Première Guerre mondiale, Loti est le seul à faire de la
partition de l’Empire ottoman un des principaux sujets de son œuvre. Le fait qu’il se soit dressé « seul
contre tous », quitte, parfois, à devenir la risée de ses compatriotes, a
provoqué l’admiration des Turcs.
L’engagement de Loti a donc, en partie, fait oublier
l’écrivain, pour privilégier le politique. C’est pourquoi, en 1921, bien qu’il ne l’apprécie pas
beaucoup comme littérateur, Atatürk écrit à Loti et l’invite de nouveau, car il
a reconnu en lui, une fois encore, « l’ami des Turcs ».
Mais se souvient-on encore de Loti aujourd'hui ?
Me voilà donc
effectuant un pèlerinage, au départ d’un endroit célèbre (qui est aussi mon
lieu de travail) immortalisant le nom du grand écrivain turcophile, le lycée
français Pierre Loti d’Istanbul à Tarabya, situé dans le parc de l’ancienne
résidence d’été des Ambassadeurs de France, dont ne subsiste que le bâtiment
autrefois affecté à l’intendance, puisque le palais a été détruit par un incendie
en 1913. C’est là qu’arrive Loti en 1903, l’année de ses 53 ans, lors de son
cinquième voyage en Turquie, pour prendre le commandement du Vautour. Son navire, un
« stationnaire », est ancré
dans la rade pour assurer la sécurité du corps diplomatique. Les lycéens
d'aujourd’hui connaissent-ils Loti ? Certes, pour une partie d’entre eux,
du moins. En effet, en 2005, lors de la remise du Prix Albert Londres, ils lui
ont même consacré un numéro spécial de
leur journal, le Piloti, en empruntant sa plume pour imaginer des articles
qu’il aurait pu écrire lorsqu'il se trouvait à Istanbul !
Je me rends ensuite à Piyer Loti Caddesi. C’est le 3 janvier 1922 que
l’on baptisa du nom de « Piyer Loti » cette rue de Sultanahmet. Avec un peu de chance, tant que
l’émail bleu de la plaque résistera aux outrages du temps, le nom de l’auteur
de Suprêmes visions d’Orient
(1921) demeurera sur le mur…
Non, elle abrite aujourd'hui un restaurant de « kebab ». Seule la
plaque apposée par la municipalité rappelle que Pierre Loti dmeura en ce lieu…
Sautant dans
un taxi, je prends la direction d’Edirnekapı, pour me rendre sur la tombe
d’Aziyadé, que j’ai découverte grâce à mon amie Nathalie
Ritzmann. L’épitaphe, apposée par les amis de Loti, est certes plus récente que
la tombe :
Ici
repose la Circassienne Hatice, fille de Abdullah Efendi, héroïne du roman
Aziyadé 1879), du romancier français Pierre Loti. Paix à son âme. 23 octobre
1880.
Enfin, je
termine par une promenade à Eyüp, pour me désaltérer au célèbre Café Pierre
Loti. La jolie maison en bois serait une de celles où l’auteur rencontrait
Aziyadé, lors de son premier séjour, en 1876.
De nombreux portraits de celui
qui se fit tatouer sur la poitrine le prénom de sa muse circassienne, ornent
les murs. La demeure mitoyenne a été transformée en boutique où l’on vend des
objets souvenirs… et des livres de Loti… en anglais…
Portrait se trouvant dans le Café Pierre Loti
Comme je me
fais photographier à l’entrée, sous le panneau de bois peint affichant le nom
de Pierre Loti, un vieil homme s’approche et me demande :
« C’est qui, ce Pierre Loti ? Vous le savez, vous ? Quelqu'un vient de dire que c’était un écrivain. C’est vrai ? »
« C’est qui, ce Pierre Loti ? Vous le savez, vous ? Quelqu'un vient de dire que c’était un écrivain. C’est vrai ? »
Car les gens
qui viennent aujourd'hui au Café Pierre
Loti n’effectuent pas un pèlerinage sur un lieu littéraire. Ils viennent
plutôt à Eyüp pour prier au célèbre turbé
d'Eyüp el-Ensari, porte-étendard du prophète Mohamed, puis, prennent le
téléphérique et montent à « Pierre Loti » boire un café en
contemplant le panorama.
Article paru dans le Petit Journal d'Istanbul
Film de Didier Roten et François Vivier, Pierre Loti, un homme du monde, dans lequel j'ai eu l'honneur d'être interviewée
Sources pour cet article :
Abdülhak Şinasi Hisar, Istanbul et Pierre Loti, 1958.
Faruk Ersöz, A Stamboul avec Loti, 1998;
Communication du Colloque "Les écrivains turcs lisent Pierre Loti", Timour Muhidine, Istanbul, 2000.
Sources pour cet article :
Abdülhak Şinasi Hisar, Istanbul et Pierre Loti, 1958.
Faruk Ersöz, A Stamboul avec Loti, 1998;
Communication du Colloque "Les écrivains turcs lisent Pierre Loti", Timour Muhidine, Istanbul, 2000.