jeudi 14 janvier 2016

Loti. Né le 14 janvier 1850, Pierre Loti et ses fantômes d’Orient

Que signifie, aujourd'hui, à Istanbul, le nom de Pierre Loti ? C’est ce dont j’ai voulu me rendre compte en effectuant pèlerinage sur les lieux perpétuant la mémoire du célèbre écrivain français.



Tout d’abord, rappelons que Pierre Loti  a effectué sept séjours à Istanbul à la fin du XIX siècle et au début du XXe et qu’il a consacré, sans compter ses écrits courts, six œuvres importantes à l’évocation de la Turquie, dont les plus célèbres sont Aziyadé (1879), Fantôme d’Orient (1902) et Les Désenchantées (1906).

Ses livres ont-ils eu du succès en Turquie ? Sur le plan littéraire, il est certain que l’écrivain a suscité de nombreux admirateurs mais aussi… des détracteurs. Par exemple, le grand poète Yayha Kemal, a fait l’éloge inconditionnel de Loti, de son style, de sa propension à faire rêver et a aussi participé au comité militant pour donner son nom à une rue d’Istanbul. Ou Abdülhak Şinasi Hisar, qui dès 1926, encense Loti dans des articles de journaux et écrira même, en 1952,  la biographie Istanbul et Pierre Loti.


D'autres, cependant, ont reproché à Loti d’aimer une Turquie déjà démodée à son époque, celle des  harems, du selamlik et des fastes des sultans, bref, celle d’un orientaliste nostalgique de la « vieille Turquie » ; et de donner, dans ses romans, une vision obsolète des femmes, en affichant un désintérêt complet pour les mouvements féministes ottomans, que des écrivaines animaient en Turquie au début du XXe siècle. Tevfik Fikret, même s’il parle de  Loti et de son roman Aziyadé dans sa revue Le Trésor des sciences, en 1891, se moque du fait que ce dernier se présente comme un spécialiste de la Turquie alors qu’il ne connaît que quelques mots de turc. Et Nazım Hikmet voit dans Loti un impérialiste aux prises de position rétrogrades, par exemple, lorsque le héros d'Aziyadé exprime son hostilité aux réformes de l’Empire ottoman.


Alors, pourquoi Loti a-t-il été surnommé « l’ami des Turcs » ? En réalité, la reconnaissance manifestée à l’écrivain n’est pas due à ses écrits littéraires mais plutôt à son engagement aux côtés de la Turquie lors des jours sombres de l’histoire du pays. En effet,  en janvier 1913, suite aux deux guerres balkaniques, Pierre Loti fait paraître La Turquie agonisante, qui dénonce la coalition des Européens contre l’Empire ottoman.  
C’est donc pour le remercier de sa fidélité que le sultan et le grand vizir le reçoivent en visite officielle, du 15 août au 17 septembre 1913. 

Loti est acclamé par la foule. Les habitants de Kandilli, village du yalı des Ostrorog, où loge le grand romancier, organisent en son honneur une fête culminant dans une promenade nocturne en caïque, avec une escorte de centaines de bateaux.




Par la suite, dans les années après la Première Guerre mondiale, Loti est le seul à faire de la partition de l’Empire ottoman un des principaux sujets de son œuvre. Le fait qu’il se soit dressé « seul contre tous », quitte, parfois, à devenir la risée de ses compatriotes, a provoqué l’admiration des Turcs.
L’engagement de Loti a donc, en partie, fait oublier l’écrivain, pour privilégier le politique. C’est pourquoi, en 1921, bien qu’il ne l’apprécie pas beaucoup comme littérateur, Atatürk écrit à Loti et l’invite de nouveau, car il a reconnu en lui, une fois encore,  « l’ami des Turcs ».
Mais se souvient-on encore de Loti aujourd'hui ?

Me voilà donc effectuant un pèlerinage, au départ d’un endroit célèbre (qui est aussi mon lieu de travail) immortalisant le nom du grand écrivain turcophile, le lycée français Pierre Loti d’Istanbul à Tarabya, situé dans le parc de l’ancienne résidence d’été des Ambassadeurs de France, dont ne subsiste que le bâtiment autrefois affecté à l’intendance, puisque le palais a été détruit par un incendie en 1913. C’est là qu’arrive Loti en 1903, l’année de ses 53 ans, lors de son cinquième voyage en Turquie, pour prendre le commandement du Vautour. Son navire, un « stationnaire », est ancré dans la rade pour assurer la sécurité du corps diplomatique. Les lycéens d'aujourd’hui connaissent-ils Loti ? Certes, pour une partie d’entre eux, du moins. En effet, en 2005, lors de la remise du Prix Albert Londres, ils lui ont même consacré un  numéro spécial de leur journal, le Piloti, en empruntant sa plume pour imaginer des articles qu’il aurait pu écrire lorsqu'il se trouvait à Istanbul !
 
Je me rends ensuite à Piyer Loti Caddesi. C’est le 3 janvier 1922 que l’on baptisa du nom de « Piyer Loti » cette rue de Sultanahmet. Avec un peu de chance, tant que l’émail bleu de la plaque résistera aux outrages du temps, le nom de l’auteur de Suprêmes visions d’Orient (1921)  demeurera sur le mur…



 Je marche encore un peu et arrive à la maison de Çemberlitas où le grand écrivain demeura lors de son séjour de 1910. A-t-elle été transformée en Musée Pierre Loti ? 

Non, elle abrite aujourd'hui un restaurant de « kebab ». Seule la plaque apposée par la municipalité rappelle que Pierre Loti dmeura en ce lieu…



Sautant dans un taxi, je prends la direction d’Edirnekapı, pour me rendre sur la tombe d’Aziyadé, que j’ai découverte grâce à mon amie Nathalie Ritzmann. L’épitaphe, apposée par les amis de Loti, est certes plus récente que la tombe : 



Ici repose la Circassienne Hatice, fille de Abdullah Efendi, héroïne du roman Aziyadé 1879), du romancier français Pierre Loti. Paix à son âme. 23 octobre 1880.

   
   

 Enfin, je termine par une promenade à Eyüp, pour me désaltérer au célèbre Café Pierre Loti. La jolie maison en bois serait une de celles où l’auteur rencontrait Aziyadé, lors de son premier séjour, en 1876. 


De nombreux portraits de celui qui se fit tatouer sur la poitrine le prénom de sa muse circassienne, ornent les murs. La demeure mitoyenne a été transformée en boutique où l’on vend des objets souvenirs… et des livres de Loti… en anglais…

Je dois feuilleter de nombreux exemplaires du rayon avant de trouver les romans « turcs » de Loti en français...


Portrait se trouvant dans le Café Pierre Loti

Comme je me fais photographier à l’entrée, sous le panneau de bois peint affichant le nom de Pierre Loti, un vieil homme s’approche et me demande : 
« C’est qui, ce Pierre Loti ? Vous le savez, vous ? Quelqu'un vient de dire que c’était un écrivain. C’est vrai ? » 



Car les gens qui viennent aujourd'hui au Café Pierre Loti n’effectuent pas un pèlerinage sur un lieu littéraire. Ils viennent plutôt à Eyüp pour prier au célèbre turbé d'Eyüp el-Ensari, porte-étendard du prophète Mohamed, puis, prennent le téléphérique et montent à « Pierre Loti » boire un café en contemplant le panorama.


 Ah ! Pierre Loti ! Tu es devenu une rue, un « kebab », une école, un café… Mais combien y-a-t-il encore de personnes pour lesquelles tu fus un écrivain ? Pourtant, tes œuvres, même peu réalistes, ne constituent-elles pas un miroir du rêve, pour tous les amoureux de l’Istanbul d'antan ? 


Article paru dans le Petit Journal d'Istanbul 


Film de Didier Roten et François Vivier, Pierre Loti, un homme du monde, dans lequel j'ai eu l'honneur d'être interviewée

Sources pour cet article :
Abdülhak Şinasi Hisar, Istanbul et Pierre Loti, 1958.
 Faruk Ersöz, A Stamboul avec Loti, 1998;
       Communication du Colloque  "Les écrivains turcs lisent Pierre Loti", Timour Muhidine, Istanbul, 2000.