Le miracle de la littérature, c’est
d’être inépuisable ! Car lorsqu’on se berce de l’illusion d’avoir « beaucoup lu
», on découvre soudain un auteur qui nous bouleverse, nous envoûte
et nous fait partager son univers au point qu’on se l’approprie et que ses
phrases deviennent les nôtres !
C’est ce qui vient de m’arriver avec
Sandor Marai et je me demande comment j’ai pu arriver à cet âge et avoir tant
lu sans avoir connu auparavant ce merveilleux écrivain !
Le roman Les Braises se déroule dans un vieux château isolé, où un général
de soixante treize ans, Henri, attend avec impatience un mystérieux visiteur
qu’il n’a pas revu depuis quarante ans et quarante trois jours.
Depuis la mort de son épouse, huit ans auparavant,
Henri a condamné l’aile de la demeure où il vivait avec elle, fait recouvrir de
draps blancs meubles et bibelots et s’est retranché dans l’aile qui servait
jadis d’appartement à sa mère.
Le château était un monde à soi, à la manière de ces grands et fastueux
mausolées de pierre dans lesquels tombent en poussière des générations d’hommes
et de femmes, enveloppés dans leurs linceuls de soie grise ou de toile noir. …
Il conservait également le souvenir des morts. Des souvenirs qui se dissimulaient
dans les recoins, comme se cachent les chauve-souris, les rats, les cloportes,
dans l’humidité grise des très vieilles caves.
Les premiers chapitres effectuent un retour
en arrière pour évoquer l’éducation d’Henri à l’Académie militaire de Vienne et
son amitié avec Conrad, que son père avait jugé « différent » d’eux car il
n’était pas un soldat mais un passionné de musique.
Pour la soirée fatidique, Nini, la
vieille gouvernante du général, va reconstituer dans le moindre détail,
jusqu’au menu et aux bougies bleues ornant la table, une soirée qui s’était
déroulée quatre décennies auparavant. Jusqu’à ce que le général et son
visiteur, deux vieux amis dont l’univers s’est écroulé avec la disparition de
l’Empire austro-hongrois, ne passent à table pour un inoubliable huis-clos.
Car le visiteur, on l’aura deviné, n’est
autre que Conrad, qui, quarante ans plus tôt, démissionnant de l’armée, s’en
est allé vivre en Asie, sans faire ses adieux au général. Et cela fait quarante
ans que ce dernier cherche à élucider la raison du départ de Conrad : connaître
enfin ce qu’il nomme « la vérité ».
Les
Braises
est un roman existentiel qui passionne par ses dialogues sur la vie mais « envoûte »aussi par son atmosphère et
multiplie les phrases qui font rêver :
La nuit, au clair de lune, cerfs et
chevreuils se risquaient hors de forêt, s’immobilisaient pour épier de leurs
yeux graves, aux reflets métalliques et bleutés, les fenêtres éclairées du
château et semblaient écouter la musique.
La tension monte au fil des pages, car quarante
années n’ont pas éteint le feu couvant sous la cendre et c’est par petites
doses que l’auteur distille lentement les raisons pour lesquelles le général
attendait depuis tant d’années cette confrontation.
Un roman philosophique sur la vie,
émaillé de phrases à portée universelle dont on pourrait recopier des dizaines.
Un roman traversé par la métaphore du
cerf, qui incarne les rêves ou l’amour de la femme aimée, tout autant insaisissable.
Une inoubliable méditation sur le
destin, la vieillesse, le souvenir, le sens de l’honneur, l’amitié, la
trahison, la vengeance et la mort.
Être
différent de ce que l'on est... est le désir le plus néfaste qui puisse brûler
dans le coeur des hommes. Car la vie n'est supportable qu'à condition de se
résigner à n'être que ce que nous sommes à notre sens et à celui du monde. Nous
devons nous contenter d'être tels que nous sommes et nous devons aussi savoir
qu'une fois que nous aurons admis cela, la vie ne nous couvrira pas de louanges
pour autant. Si, après en avoir pris conscience, nous supportons d'être
vaniteux ou égoïstes, d'être chauves ou obèses, on n'épinglera pas de
décoration sur notre poitrine. Non, nous devons nous pénétrer de l'idée que
nous ne recevrons de la vie ni récompense ni félicitations. Il faut se
résigner, voilà tout le grand secret...
L’auteur
Né en Hongrie en 1900 Sandor Marai
commence sa carrière littéraire par des articles dans les journaux hongrois et
allemands, écrit des pièces de théâtre et traduit Kafka en hongrois. Marié en
1922 à Llona Matzner, surnommée « Lola », il s’installe avec elle à Paris
pendant cinq ans, et fréquente les milieux littéraires et artistiques.
Sa carrière de romancier ne commence
véritablement qu’après son retour en Hongrie et son installation à Budapest
mais elle sera prolifique : Premier amour,
(1928), Les révoltés (1930), Un chien
de caractère, (1932), Les confessions d’un bourgeois, L’étrangère (1934), Divorce
à Buda (1935), Patrouille à l’ouest
(1936), Les jaloux (1937), L’héritage
d’Esther (1939), La conversation de Bolzano (1940), Sinbad rentre chez lui (1940), Métamorphoses d’un mariage (1941), Les
braises (1942), La mouette (1943)…
Attristé par les épreuves, comme la mort
de son père, celle de son fils Kristof et la destruction de sa maison pendant
la guerre, Sandor Marai connait un bref répit lors de sa reconnaissance par le
régime communiste qui s’est installé en Hongrie ; il publie encore La sœur
(1946) et Les offensés (1947).
Pourtant, il devient bien vite la cible de critiques et décide de s’exiler,
choix cornélien qu’il évoquera en 1972 dans son œuvre autobiographique Mémoires de Hongrie. Après un passage par Naples, il s’installe avec son épouse
à New-York, retourne encore en Italie puis repart à San Diego pour se
rapprocher de leur fils adoptif János.
Mais après le décès de Lola en 1986 puis
celui de János, il se suicide en 1989.