L’évènement littéraire de ce début de printemps 2021 en Turquie est la sortie du roman d’Orhan Pamuk, Veba Geceleri, soit, Les Nuits de la Peste (pas encore traduit en français).
Le célèbre écrivain a
publié ces derniers jours une série de vidéos dans lesquelles il présente sa
nouvelle œuvre à ses lecteurs. C’est pourquoi j’ai écrit cette petite synthèse
de ses commentaires pour ceux et celles qui ne parlent pas le
turc…
Un roman sur une épidémie de peste
L'histoire se passe en 1901 dans l’île ottomane
imaginaire de Minger, dont la population est moitié musulmane, moitié chrétienne, lors d’une
épidémie de peste appelée « la troisième pandémie ». Orhan Pamuk a voulu relier des événements
historiques réels à des héros nés de son imagination. A partir de la deuxième
moitié du roman, dit-il, le roman prend des allures de conte… Orhan Pamuk
définit sa nouvelle œuvre comme un roman d’amour, un roman policier et un roman historique. Il
pense qu’à ce titre, elle offre un dernier panorama de l’Empire ottoman.
Des héros imaginaires
Tous les héros du roman
sont imaginaires et le romancier crée trois couples emblématiques de son
histoire :
-Le préfet de l’île de
Minger, Salih Pacha et sa maîtresse, Marika.
-Le jeune officier Kamil, natif de l’île, qui est tombé amoureux de Zeynep et souhaite l’épouser.
-La sultane
Pakize, troisième fille du sultan Murat V enfermé au palais de Ciragan ;
elle est mariée avec le spécialiste des quarantaines, le docteur Nuri, que
le sultan Abdülhamit II, qui est aussi un des héros du roman (réel, celui-là),
envoie sur l’île de Minger pour combattre la peste.
Orhan Pamuk explique qu’au-delà
des faits de l’épidémie, son souci était de traduire le monde sentimental et
spirituel des héros face à la pandémie. Car la force de l’amour va parfois se
trouver en butte à la peur de la mort qui risque de se montrer plus puissante...
Les conditions d’écriture du roman : une pandémie survient alors qu’il était en train de décrire une pandémie !
« Ce que j’ai écrit
dans mon roman était devenu vrai… »
Ce roman, auquel il pensait depuis quarante ans, lui a demandé cinq ans de travail. Il explique que lorsqu’il a commencé le livre, tout le monde lui demandait pourquoi il avait choisi ce sujet puisque les épidémies appartenaient au passé ; il répondait que l’on pouvait trouver des similitudes avec le monde moderne dans la coercition exercée par les pachas pour imposer la quarantaine.
Puis, l’apparition
de la pandémie de Covid-19 l’a bouleversé ! Il travaillait depuis plus de
trois ans sur un sujet qui lui était propre et soudain, le sujet lui échappait
et devenait celui de tout le monde ! Il s’est alors vite rendu compte que la
pandémie de Covid-19 renvoyait aux mêmes angoisses que celles qu’il décrivait
dans son roman, comme les doutes sur l’origine de la maladie, la peur de la
mort, le confinement forcé, le couvre-feu, les hôpitaux et les cimetières
débordés… et il a donc retravaillé son roman en fonction de cette nouvelle
expérience…
Ce que la pandémie de Coronavirus a apporté à son roman
Tout le monde lui a posé
la question :
-Est-ce que l’épidémie de
Coronavirus t’a appris quelque chose ?
-Oui, a-t-il répondu, la
peur, la peur de la mort !
« J’avais compris
cette peur en lisant les livres mais je ne l’avais pas vraiment imaginée. Car on
n’apprend pas la peur de mourir pendant une épidémie dans les livres… A cause de
cela, j’ai terminé le roman dans l’émotion et l’urgence », explique-t-il.
Le grand écrivain
qualifie la multitude de recherches qu’il a dû effectuer par la métaphore de « creuser
un puits avec une aiguille ». Il a consulté des livres d’histoire, de
science, des brochures, des journaux de cette époque. Il explique qu’il a
acquis des connaissances « encyclopédiques » sur les efforts de
modernisation de l’Empire ottoman dans ses institutions, en parlant de sujets
peu connus, la pharmacie, le fonctionnement des anciens hôpitaux, postes,
prisons, forteresses. Il y analyse aussi les relations entre deux frères qui
ont chacun été sultan, Murat V et
Abdulhamid II, qui, au début, s’entendent bien mais ensuite deviennent ennemis, l’un
tenté par la modernisation, l’autre par le conservatisme.
Orhan Pamuk a aussi
consulté d’anciennes photos et cartes postales. Rappelant que dans sa jeunesse,
il voulait devenir peintre, il a réalisé de
multiples dessins, celui de la couverture et d’autres, qu’il utilise dans ses
vidéos.
Que peut-on observer de semblable ou de différent dans les pandémies ?
Au final, quelle que soit
l’époque et le lieu, les réactions des populations face à l’épidémie sont semblables.
D’abord, les états n’acceptent pas et nient, et pendant ce temps, l’épidémie
s’est répandue ; ensuite, arrivent les rumeurs, les commérages, les
accusations, les soupçons des complotistes ; les états se replient sur
eux-mêmes et favorisent la nationalisme ; puis, les commerçants se dressent
contre le confinement qui ruine leurs affaires et des émeutes éclatent, si bien que le pouvoir devient de plus en plus autoritaire et répressif. Mais bien sûr, la grande différence est qu’une personne sur
trois mourait de la peste, les médecins ne tentaient que de soulager les
douleurs alors que la plupart des gens qui attrapent le Covid 19 guérissent. Cependant, la peur est le point commun. C’est parce que les gens ont peur qu’ils obéissent
aux ordres de confinement. D’ailleurs, Orhan Pamuk plaisante en déconseillant aux lecteurs de lire son livre la nuit, car, d’un certain côté, c’est un roman
d’épouvante !
Le livre renferme-t-il
des allusions politiques ?
Citation résumée : « Je n’ai pas hésité à faire des renvois à la
politique d’aujourd’hui mais le but d’un
roman sur lequel vous avez réfléchi pendant 40 ans ne peut pas être de critiquer
le gouvernement du moment ! » commente-t-il. Certes, il est possible
que, sur la colère contre le pouvoir à cause du couvre-feu, le nationalisme, la
laïcité, l’islam politique, la liberté d’expression, les minorités, on puisse
trouver des ressemblances avec la situation d’aujourd’hui mais ce n’est pas le
but du roman... »
*
On attend avec impatience la traduction en français. Il ne fait aucun doute que le roman Les Nuits de la Peste, s’annonce comme un chef-d’œuvre et qu’il se rangera dans les grands classiques utilisant l’épidémie comme allégorie, comme La Peste de Camus, Le Hussard sur le toit, de Giono ou Némésis, de Philipp Roth…