Article de Gisèle Durero-Koseoglu
Mon roman coup de cœur des derniers jours est celui d'Hakan Gunday intitulé « Encore », édité par Galaade en 2015, traduit en français par Jean Descat, et lauréat du Prix Médicis Etranger 2015.
Mon roman coup de cœur des derniers jours est celui d'Hakan Gunday intitulé « Encore », édité par Galaade en 2015, traduit en français par Jean Descat, et lauréat du Prix Médicis Etranger 2015.
Hakan Gunday avait déjà remporté le Prix
du Meilleur Roman de l’année en Turquie en 2011 avec D’un extrême l’autre, puis le
Prix France-Turquie en 2014, pour Ziyan.
« Encore » est une effroyable
histoire de passeurs de clandestins, publiée en turc en 2011 aux Editions Dogan
sous le titre « Daha », soit avant l’immense flot migratoire des
récentes années.
Œuvre prémonitoire, pourrait-on dire.
La phrase d’incipit est un coup de
fouet : « Si mon père n’avait pas été un assassin, je ne serais pas
né…»
D’emblée, on sait qu’on ne fera pas dans
la dentelle.
Le narrateur est, au début, un enfant de
neuf ans à qui son père enseigne une morale terrible : chacun sa peau. Et
a qui il apprend que, pour sauver la sienne, mieux vaut arracher vite la bouée
de sauvetage des mains d’un vieillard et le regarder sombrer plutôt que de
s’exposer à couler soi-même.
Les quatre chapitres, qui portent chacun
le nom d’une technique picturale, mettent donc en scène Gaza, enfant abandonné
par sa mère (du moins, d’après ce que lui raconte son père car…), lui-même violenté
par des clandestins ; maltraité par son père, un passeur de migrants qui
enferme ces pauvres hères dans une citerne dissimulée dans son jardin- jusqu’à
deux cents- et les y fait attendre parfois jusqu’à trois semaines, sans
commodités autres que des seaux, rationnant la nourriture et l’eau alors qu’ils
ont payé huit mille dollars pour leur passage, avant de les entasser dans un camion
avec lequel ils gagneront la côte pour tenter de passer en Grèce.
La version turque du roman |
Au fil de toutes ces atrocités, Gaza se
pique au jeu de la cruauté et découvre le plaisir d’exercer sur les réfugiés la
tyrannie dont il subit lui-même les affres ; bref, Gaza devient un tortionnaire,
qui fait payer l’eau à ses victimes criant « encore » car elles ont
trop soif… Et, grâce à une caméra lui
permettant d’espionner les malheureux enfermés dans la citerne, se livre à des
études sur la dynamique du groupe et la prise de pouvoir, qu’il consigne
soigneusement dans des dossiers de son ordinateur. Ce qui n’est pas sans
rappeler les méthodes employés par certains Nazis…
Les âmes sensibles pourront me demander
les raisons pour lesquelles j’ai aimé ce roman ( en particulier les deux
premiers chapitres, soit 212 pages-choc, le deuxième frôle les sommets de ce
que j’appellerai un « surréalisme barbare » en transformant le héros
en « pharaon enfermé vivant dans sa tombe » ; j’avoue avoir été
moins fascinée par les deux derniers chapitres... )
Si je l’ai apprécié, c’est surtout parce
qu’il est d’une actualité terrible ; on savait déjà que les passeurs
étaient des monstres ; n’a-t-on pas entendu, depuis deux ans, de multiples
histoires de migrants étouffés dans des camions, noyés à cause d’embarcations
qui ne flottent pas ou de gilets de sauvetage ne contenant que du coton ?
Ce roman nous dit bien que les passeurs ne
sont pas seulement des trafiquants mais surtout des assassins, commettant en
connaissance de cause, et presque impunément, des crimes contre l’humanité.
Un roman qui nous rappelle aussi que
tous les enfants n’ont pas la chance de naître dans une famille dont ils seront
les rois choyés ; certains sont des enfants de criminels.
Un roman, enfin, écrit à l’acide, dont
le narrateur-personnage est, au sens propre et au sens figuré, « coincé au
fond d’un charnier, sous ces ruines humaines, dans une cellule aux parois de
chair et de pierre »…
Dessin du jordanien Emad Hajjaj |
Le sujet des migrants n’a pas fini de
nous faire dresser les cheveux sur la tête. Voilà les articles de mon blog
Gisèle Ecrivaine d’Istanbul consacrés à cette tragique actualité :
« Necromare »,
la Méditerranée-tombeau, notre honte à tous ! 3.09.2015
La
Méditerranée-tombeau 2 : Et pourtant, ne le savait-on pas déjà ?
4.09.2015
La
Méditerranée-tombeau 3 : Une larme de plus pour le journal du désespoir… 20.01.2016