Article paru dans le mensuel Aujourd'hui la Turquie 207, juin 2022
L'histoire méconnue du
Café Pierre Loti, Gisèle Durero-Koseoglu
Aller boire un pot au
Café Pierre Loti en contemplant le panorama sur la Corne d’Or fait partie des
musts d’Istanbul, surtout au printemps, où les touristes nostalgiques cherchent
à retrouver les souvenirs de l’écrivain dans la petite demeure de bois patiné,
entourée de terrasses et communiquant avec une deuxième maison envahie de
glycines… Mais contrairement à ce que l’on a souvent entendu dire, l’actuel
Café Pierre Loti n’est pas un lieu où Loti a habité, c’était déjà, à son époque,
un café où il avait l’habitude de se rendre pour fumer le narguilé au coucher
du soleil.
Dans le roman Aziyadé, fruit de son premier
voyage à partir de 1876, Loti affirme qu’il a loué, sous le nom d’Arif Effendi,
une maison de bois à Hasköy, puis à Eyüp, et qu’il y voit « à droite, la Corne d’Or, sillonnée par
des milliers de caïques dorés », ce qui a conduit certains à identifier sa
demeure à la bâtisse de l’actuel café. Or, lors de son second voyage, dix ans
plus tard, Loti constate que sa maison d’Hasköy a été détruite ; et en
ce qui concerne celle d’Eyüp, personne n’a pu en déterminer l’emplacement exact,
en dépit des tentatives de reconstitution menées par les spécialistes à partir
des itinéraires de Loti et de ses descriptions de l’environnement. Il faut dire que le vrai littéraire est
parfois très éloigné de la réalité… On connaît aussi à Divan Yolu une « maison
de Pierre Loti », celle qu’il a louée lors de son sixième passage, en 1910,
mais on ignore la localisation de celle qu’il a occupée lors de son séjour de
1913, à Fatih, non loin de la mosquée du Sultan Selim, même si l’écrivain
Süleyman Nazif y est allé lui rendre visite. Quant au café qui porte son nom,
il semble que l’écrivain l’ait surtout fréquenté en 1894, et surtout de 1903 à
1906, où il y passe de longues heures sur les brouillons de son roman Les
Désenchantées.
UNE HISTOIRE ROMANESQUE
En réalité, l’histoire du
mythique Café Pierre Loti est aussi romanesque que les écrits du célèbre auteur
turcophile !
Au XVIIIe siècle,
surnommé « le café de la dame », il aurait d’abord été tenu par une femme du
nom de « Rabia », puis, à partir de 1880, aurait eu comme propriétaire le
gardien du quartier, Ragip Aga ; après, différents propriétaires l’ont tenu
jusqu’aux années 1950, où des mésententes entre les gérants le font péricliter et
presque abandonner.
C’est alors qu’intervient une femme hors du commun, Sabiha Tansuğ, passionnée par le passé, qui sera ensuite connue pour son extraordinaire collection de costumes féminins et de coiffes ottomanes, dont elle fera un musée, et dont m’a parlé Ferhat Bey, qui gère le café depuis trente-six ans.
Sabiha Tansuğ raconte en 1995, dans une interview accordée au journal Cumhuriyet, comment elle a ressuscité le café Pierre Loti ! En voyage à Vienne en 1963, elle ne cesse de s’extasier sur les fameux cafés traditionnels qui ont constitué, depuis le XIXe siècle, un des attraits de la ville autrichienne. Et sous le charme de la découverte, elle souhaiterait en créer un semblable à Istanbul. Mais comment ? Le destin va vite lui apporter la réponse à sa question, car un jour de 1964, elle gravit, à travers le vieux cimetière ottoman, le chemin qui monte au Café Pierre Loti et découvre l’endroit presque en ruines. Aussitôt, sa décision est prise !
Elle
loue le bâtiment et va consacrer toute son énergie à la reconstruction du lieu.
Elle embauche deux menuisiers spécialistes de la restauration des demeures
anciennes, fait refaire les entourages de fenêtres et les moucharabiehs, les
plafonds, les vitres colorées. Puis, elle se procure du mobilier d’époque au
Grand Bazar, fait disposer un divan, aménage un réchaud à l’ancienne pour
préparer le café de façon traditionnelle sur les braises. Enfin, elle se lance dans la collecte de livres, photographies
et souvenirs de l’écrivain pour décorer les pièces. Elle fait même
confectionner un buste de Pierre Loti qui sera volé par la suite. Les garçons
et serveuses en costume, l’exceptionnel panorama, le café servi dans des tasses
raffinées, tout contribue au succès du lieu qui devient alors un des
incontournables du tourisme stambouliote ! A cette époque, certains
surnomment même le café, « Musée Pierre Loti ». On y tourne des films, des gens
célèbres s’y rendent. Le café changera encore de direction, mais en dépit des
années, il a conservé intact son charme ; pour l’apprécier, mieux vaut s’y
rendre en semaine, en montant le chemin romantique tracé entre les anciennes
tombes aux cippes ouvragées, derrière la mosquée d’Eyüp, car la construction du
téléphérique permettant d’y accéder facilement le transforme, le week-end, en
bruyante kermesse…
Mais au fait, pourquoi
les Turcs ont-ils éprouvé le besoin d’immortaliser en ce lieu le nom de
l’écrivain français ? En réalité, la reconnaissance qui lui est manifestée
n’est pas due à ses écrits littéraires mais plutôt à son engagement aux côtés
de la Turquie lors des jours sombres de l’histoire du pays. En effet, en janvier 1913, suite aux deux guerres
balkaniques, Pierre Loti fait paraître La Turquie agonisante, qui
dénonce la coalition des Européens contre l’Empire ottoman. C’est donc pour le remercier de sa fidélité
que le sultan et le grand vizir le reçoivent en visite officielle, du 15 août
au 17 septembre 1913. Loti est acclamé par la foule. Les habitants de Kandilli,
village du « yali » des Ostrorog, où loge le grand romancier,
organisent en son honneur une fête culminant dans une promenade nocturne en
caïque, avec une escorte de centaines de bateaux. Par la suite, après la
Première Guerre mondiale, Loti est le seul à faire de la partition de l’Empire
ottoman un des principaux sujets de son œuvre, avec les livres Les Alliés
qu’il nous faudrait (1919) et La Mort de notre chère France en Orient
(1920).
Le fait qu’il se soit dressé « seul contre tous », quitte, parfois, à devenir la risée de ses compatriotes, ou même de détracteurs en Turquie, a suscité la gratitude d’une partie des Turcs. L’engagement de Loti a donc, en partie, fait oublier le romancier, pour privilégier le politique. En 1920, des admirateurs organisent en son honneur une conférence à l’Université d’Istanbul, on le nomme « citoyen d’honneur » de la ville et on pose sur la façade de sa maison de Divan Yolu, une inscription gravée dans le marbre : « Pierre Loti, de l’Académie française, le noble et fidèle ami des Turcs dans leurs jours de prospérité ou de malheur, a habité cette maison en 1910 ».
C’est pourquoi, en 1921, bien qu’il n’apprécie pas beaucoup Loti comme
écrivain, Atatürk lui écrit une lettre de remerciements, lui fait offrir un tapis
et l’invite à venir comme « ami des Turcs ». Mais Loti, très malade, ne reverra
plus jamais la Turquie. Le 23 janvier
1922, le préfet de Constantinople inaugure, à Sultanahmet, la rue « Piyer Loti
» et la colline du café portera désormais le nom du célèbre écrivain. Un
journal français rapporte, des années plus tard, ce commentaire de Loti peu
avant sa mort : « Le Café Pierre Loti, c’est mon plus beau titre de gloire,
avec la plaque que l’on a posée, en ville, sur la maison que j’ai habitée… »