Article publié dans la revue Salut ça va de l'université de Blagovechtchensk, en mars 2021
Pendant longtemps, Marie Le Jars de Gournay (1565-1645) n’a été connue que pour avoir réalisé l’édition posthume des Essais, de Michel de Montaigne. Pourtant, la redécouverte et la publication d’une partie de ses œuvres ont montré qu’elle était une femme hors du commun et, incontestablement, une des premières féministes françaises.
Née dans la petite aristocratie de
Picardie, où elle grandit au château de Gournay, aînée d’une famille de six
enfants, Marie refuse très tôt de suivre la voie tracée aux filles de son
époque, la préparation du trousseau et le
mariage. Au contraire, dès son plus jeune âge, elle manifeste du goût pour la
lecture et la littérature, au point d’apprendre toute seule le latin. Elle
refuse de n’être qu’une « quenouille », métonymie par laquelle on
désignait alors les femmes.
Lorsque, l’année de ses dix-huit ans, elle découvre
les Essais de Michel de Montaigne, elle est
tellement envoûtée par l’œuvre qu’elle ne rêve plus que de rencontrer l’homme, vers
lequel l’attire une « sympathie fatale ». Ce n’est que cinq ans plus
tard que, profitant d’un voyage à Paris, elle lui écrit enfin et contre
toute attente, Montaigne lui donne rendez-vous pour le lendemain. On a beaucoup
épilogué sur leur coup de foudre. « Je ne regarde plus qu’elle au monde », confie
Montaigne, évoquant aussi avec nostalgie « la véhémente façon dont elle (l’)aima et (le) désira longtemps »... Il lui offre même une bague en diamants
ornée de deux initiales « M » entrelacées. Mais Montaigne a
cinquante-cinq ans, il est marié et Marie n’a que vingt-trois ans et une mère
qui la surveille. Quoi qu’il en soit, Montaigne va se rendre plusieurs fois, cette
année-là, au château de Gournay pour rencontrer celle qu’il nomme désormais sa
« fille d’alliance ». Leurs échanges intellectuels aboutissent à ce
que Marie note sous la dictée toutes les dernières modifications que Montaigne
souhaite effectuer dans ses Essais. Ils ne se reverront plus mais
continueront à s’écrire. La même année, Marie écrit Le Promenoir de Monsieur
de Montaigne, un roman allégorique où elle encourage les dames à
s’instruire et à ne pas tomber dans « le pestilent désastre de dépendre
d’autrui ».
A la mort de sa mère, Marie de
Gournay, âgée de vingt-six ans, décide de réaliser sa vocation : elle part
vivre seule à Paris, dans un but un peu extraordinaire pour l’époque : ne
pas se marier, se consacrer à l’écriture et vivre de sa plume ! Lorsque
Montaigne s’éteint, le 15 septembre 1592, en lui léguant sa célèbre
bibliothèque, elle s’abandonne au désespoir : « J’étais sa fille, je
suis son sépulcre, j’étais son second être, je suis ses cendres »,
écrit-elle. Mais Françoise de Montaigne, la veuve de l’écrivain, lui
confie une mission : réaliser la première édition posthume des Essais. Marie se lance alors dans
l’immense tâche, effectuant les corrections et ajouts souhaités par le célèbre
écrivain et rédigeant une longue préface.
Son activité littéraire ne s’arrête pas là. Comme elle
en avait rêvé, elle devient femme de
lettres ! Elle va écrire une quarantaine d’essais, un roman et publier une
multitude de traductions d’auteurs latins. Elle écrit
même, à l’usage du futur Louis XIII, un Abrégé d’éducation pour le prince
souverain.
Pourtant, Marie de Gournay doit sans
cesse lutter contre l’adversité. Bien qu’elle fréquente
de nombreux intellectuels de son temps, elle est souvent raillée pour son
célibat et ses écrits où elle demande qu’on puisse reconnaître à la femme le
statut d’écrivain. On dénigre aussi cette « femme savante » parce
qu’elle réfute,
dans certains de ses textes, les thèses de Montaigne, qu’elle juge, malgré son
admiration, trop misogyne. Mais avec le temps, Marie apprend à
se défendre et rédige des pamphlets contre ceux qui se moquent d’elle en la
traitant de « vieille sybille ridicule ». Malheureusement, ses difficultés
financières sont telles qu’elle est contrainte de travailler comme
« écrivain fantôme », en prêtant sa plume à des personnalités de son
époque. Admiratif de son courage, Richelieu lui accordera le privilège royal nécessaire
à la publication de ses œuvres et la gratifiera, même momentanément, d’une
pension royale mais elle passera l’essentiel de sa vie dans la pauvreté.
Ses deux ouvrages de références sont
L’égalité des hommes et des femmes, dédié à la reine Anne d’Autriche, en
1622, et Le Grief des Dames, en 1626. Elle prône une égalité totale
entre les sexes, demande l’accès des femmes à l’instruction et dénonce
particulièrement les discriminations dans le domaine de la culture, en
s’insurgeant contre ceux qui « dédaignent les femmes sans les ouïr et sans
lire leurs écrits ».
Par son choix de vie et d’écriture coûte que coûte, sa détermination à devenir une écrivaine à l’époque où la culture est refusée aux femmes, Marie de Gournay fait figure de pionnière. Désolée de constater que son siècle ne la comprenait pas, elle espérait obtenir la reconnaissance de ses écrits « dans le futur ». C’est en partie ce qui s’est produit, puisque ses deux ouvrages principaux ont été enfin republiés au XXIe siècle, même s’il a fallu quatre cents ans pour les sortir des oubliettes...