Article de Gisèle Durero-Koseoglu
Avouons que je n’avais pas lu le roman Les Filles du Calvaire lorsqu’il obtint le prix Goncourt, en 1991. Or, récemment, alors que nous discutions ensemble du schéma du roman Dora Bruder, de Modiano, une personne dont j’apprécie l’analyse littéraire me dit : « J’adore ce genre de construction romanesque. C’est un peu comme dans le roman Les Filles du Calvaire ».
Avouons que je n’avais pas lu le roman Les Filles du Calvaire lorsqu’il obtint le prix Goncourt, en 1991. Or, récemment, alors que nous discutions ensemble du schéma du roman Dora Bruder, de Modiano, une personne dont j’apprécie l’analyse littéraire me dit : « J’adore ce genre de construction romanesque. C’est un peu comme dans le roman Les Filles du Calvaire ».
Me voilà donc en quête du livre, acheté le jour même chez les
bouquinistes et j’avoue que je l’ai dévoré aussitôt, me laissant emporter dans
cette baroque profusion de personnages hétéroclites, comme les souteneurs, les
prostituées des deux sexes, les artistes de cirque, s’exprimant parfois en un
argot chatoyant, sans toutefois parvenir à démêler l’incroyable écheveau de son
plan magistral. C’est pourquoi j’ai repris le livre en main pour une seconde
lecture, mais en prenant des notes, cette fois. Car j’aime bien aller
farfouiller dans le tréfonds des œuvres qui me plaisent pour tenter, non de
percer leur secret de fabrication, ce qui serait présomptueux, mais du moins
d’en apercevoir le reflet sur la paroi de la caverne.
Le premier chapitre, « Aux trapézistes », commence à
Paris dans les années 1960, avec la présentation d’une matrone « sans âge »,
« confortable dans sa graisse violacée, flambante de toute sa
chevelure », Maud Boulafière, alias Rachel Aboulafia, trônant à la caisse du Café Les Trapézistes. Bien vite, le lecteur
apprend que cette « éponge
vénéneuse », impliquée dans le scandale des « fausses
communiantes », a été arrêtée pour proxénétisme.
Une cascade de retours en arrière s’enchaîne alors pour
présenter les autres personnages du récit, depuis leur jeunesse jusqu’au moment
où, de près ou de loin, ils sont entrés dans l’univers de Maud Boulafière,
comme la mercière Madame Rebichou veuve d’Amédée, le clown Eduardo Scabanelli
dit « Chipolata », dont la fille Yvonne a disparu après une histoire
d’amour avec Max le dompteur, le policier Le Chinois, Dédé, le compagnon de
Maud depuis trente ans, Bolko, l’ancien SS ou le mariage, jadis, de la mercière
Rebichou et Amédée, passionné de dentelles, pour finir en boucle sur
l’arrestation de Maud.
Le second chapitre, « Une
saison à la Goulette », est constitué d’un immense flashback se passant à
Tunis lors de la Première Guerre mondiale et mettant en scène la grand-mère de Maud
Boulafière, Emma, belle juive de Tunis, si éclatante dans sa rousseur qu’on
l’accuse d’être Lilith. On apprend d’emblée que veuve d’Abraham, elle a donné
naissance à une fille, Léa, qui a épousé le boucher kasher, dont elle a eu
elle-même des jumelles, Rachel et
Rebecca et que Léa et ses filles ont quitté Tunis en 1939, avec un rabbin,
fiancé de Rebecca suite à quoi, plus
personne n’a jamais entendu parler de la famille à Tunis. De nouveau, les analepses
se succèdent pour décrire les relations entre Emma et sa fille Léa, le lien
entre Emma et Raymond Chuin, dont elle est la marraine de guerre, puis le lien
d’Emma avec Loulou, avec lequel elle passe ses quinze dernières années. Pour
finir, une rétrospective plus longue présente la jeunesse de Rachel, la préférée de sa grand-mère Emma, qui se
reconnaît en cette superbe rousse que l’on soupçonne aussi d’être une
incarnation de Lilith et on remonte progressivement dans le temps pour arriver
en 1939, lorsque Rachel est devenue adulte.
Le
troisième chapitre, « Une joyeuse collaboration », commence en 1939 à
Paris. Lors du voyage en France avec sa mère Léa et sa sœur, après un séjour à
Nice où se noue une idylle avec un bel Italien qui n’est autre que le fils du
clown rencontré au premier chapitre, Rachel fausse compagnie à sa famille et se
réfugie à Paris chez un certain Raymond Chuin, vieilli, désespéré par l’abandon
de Dédé, qu’il considérait comme son fils adoptif et qui tient un claque pour
homosexuels nommé la « Pension Emma ». Les multiples liens se resserrent
pour faire rentrer en contact Rachel avec d’autres personnages évoqués dans les
chapitres précédents, comme Le Chinois, qui lui donne de faux papiers au
nom de Maud Boulafière, le SS Bolko, Amédée, Madame Ivana, Victor Cabanel,
patron du Tabarin, un cabaret où Rachel est engagée comme danseuse nue, ce qui
va lui permettre d’espionner au compte
du Chinois la clientèle interlope des bas-fonds de la collaboration, en
particulier Thierry le Cailar et Mireille Cutolli. Finalement, Maud, enceinte
de Dino, sur les conseils du Chinois, envoie sa fille à Dino pour qu’il l’élève
et prend la direction d’un café aux Filles du Calvaire.
Le
quatrième chapitre, « Petite
chronique des martyrs », effectue une ellipse narrative de vingt ans pour
passer de 1945 à 1960 et nous offrir en réalité à la suite du premier chapitre.
Il s’ouvre sur les aventures du boucher Joseph Tardiveau, patron du Bœuf Couronné, qui devient
végétarien, et de sa femme Yvonne, qui se console de la désaffection de son
époux en chantant de l’opéra. Après moult retours en arrière expliquant le parcours
respectif des personnages du troisième chapitre et les raisons de l’arrestation
de Maud, la fin tragique de sa mère Léa,
on explicite, dans un autre retour en arrière en abyme, les raisons de l’ancienne
disparition d’Yvonne, qui enceinte de
Max le dompteur, avait abandonné son fils Marceau. Ce dernier réapparaît d’ailleurs
et se met à travailler dans la boucherie. Un épilogue fait la synthèse du destin
de tous les personnages du livre et entraîne encore le lecteur de surprises en
surprises, pour finalement, se terminer dans le monde du cirque.
Ce
récit joue aussi abondamment sur le langage, ne serait-ce que par les jeux de
mots dans le nom des personnages, comme « Boulafière », celle qui
fait souffrir les hommes, « Cuttoli » la femme légère, « Painlevé »
celle qui n’a rien à manger, « Tardiveau » le boucher, « Rageblanc »
la crémière…
Il déploie aussi une imagination hors du commun dans les anecdotes
et les situation insolites : les mères n’y sont pas très maternelles –
Emma déteste sa fille Léa, Léa déteste Rachel, Rachel abandonne sa fille
Yvonne, Yvonne abandonne son fils Marceau-, les couples y sont inattendus –la
mercière en couple avec l’homosexuel Amédée, Emma en couple avec l’homosexuel
Loulou, Rachel en couple avec l’homosexuel Dédé. Mais ce qui m’a le plus impressionnée dans la
lecture est l’art, porté au paroxysme, du récit enchâssé et de la mise en abyme.
Les
Filles du calvaire ? Un roman élaboré avec maestria, dont les épisodes
s’emboîtent en gigogne comme des « matriochkas » et
qui au final, évoque pour moi, avec ses centaines de fils qui s’entrecroisent, une
gigantesque mais subtile toile d’Arachné.
Vous pouvez aussi suivre mon blog Gisèle écrivaine d'istanbul
http://gisele.ecrivain.istanbul.over-blog.com/
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