Article de Gisèle Durero-Koseoglu
Section Spleen et Idéal
Section Spleen et Idéal
Baudelaire par Etienne Carjat en 1863
La
malédiction du poète
Etre d’exception, il n’en est
pas moins maudit. Sa naissance est un drame pour sa mère.
« Lorsque, par un décret des
puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde
ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de
blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui
la prend en pitié » Bénédiction
Il est incompris par la
société bourgeoise qui le rejette
« Exilé sur le sol au milieu
des nuées
Ses ailes de géant l’empêchent de
marcher » L’Albatros.
Mais il accède à l’idéal par
la poésie.
« Celui dont les pensers,
comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent
un libre essor,
Qui plane sur la vie et comprend
sans effort
Le langage des fleurs et des
choses muettes » Elévation
Spleen
et Idéal
Pas de beauté moderne sans
souffrance ! Baudelaire établit une douloureuse correspondance entre la
création et le malheur.
« Je ne prétends pas que
la joie ne puisse s’associer avec la Beauté mais je dis que la joie en est un
des ornements les plus vulgaires, tandis que la mélancolie en est, pour ainsi
dire, l’illustre compagne » ( Mon
Coeur mis à nu)
Il célèbre une nouvelle sorte
de beauté « moderne » qui ne se limite pas aux choses
considérées comme belles par la tradition
« Que tu viennes du ciel ou
de l’enfer, qu’importe,
O beauté ! monstre énorme,
effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris, ton pied,
m’ouvrent la porte
D’un infini que j’aime et n’ai
jamais connu ? Hymne à la beauté
C’est grâce à sa souffrance qu’il
mérite le salut, au sens religieux.
« Soyez beni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés » Bénédiction
Baudelaire par Nadar en 1855
Le
spleen
Le poète souffre de spleen et
d’obsession de la mort. Ce sentiment est exprimé chez lui de façon brutale par
des métaphores de « gouffre… chute… tombe… froid… humidité… squelette…
cadavre... vers... »
« Moi, mon âme est fêlée…
Il arrive souvent que sa
voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé
qu’on oublie » La Cloche fêlée
« Je suis un cimetière
abhorré par la lune » Spleen 60
« Et d’anciens corbillards, sans
tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon
âme ; et l’Espoir
Pleurant comme un vaincu,
l’Angoisse despotique
Sur mon crâne incliné plante son
drapeau noir » Spleen 62
Il est hanté par la fuite du
temps, qui est souvent personnifiée de façon effrayante, avec des verbes
indiquant une ingestion, tels que « dévorer… engloutir… avaler… manger... »
« Et l’obscur Ennemi qui nous
ronge le cœur » L’ennemi
« Le Temps est un joueur
avide, qui gagne sans tricher, à tout coup ! » L’Horloge
« L’Irréparable ronge avec
sa dent maudite. » L’Irréparable
L’automne, saison de
prédilection, est aussi celle où la fuite du temps est ressentie de la façon la
plus tragique.
« Il me semble, bercé par ce
choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un
cercueil quelque part.
Pour qui – C’était hier
l’été ; voici l’automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme
un départ. » Chant d’automne
« Ô blafardes saisons,
reines de nos climats ! Brumes et
pluies
Charles
et les femmes
La femme sert de médiatrice au poète pour
échapper au spleen.
« Pour engloutir mes
sanglots apaisés
Rien ne vaut l’abîme de ta
couche ;
L’oubli puissant habite sur ta
bouche,
Et le Léthé coule dans tes
baisers » Le Léthé
« J’implore ta pitié, Toi,
l’unique que j’aime,
Du fond du gouffre obscur où mon
cœur est tombé » De profundis
clamavi
Les poèmes inspirés par Jeanne
Duval célèbrent sa beauté et sa sensualité.
« Bizarre déité, brune comme
les nuits » Sed non satiata
« Que j’aime voir, belle
indolente
De ton corps si beau
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau ! » Le Serpent qui danse
« Et son bras et sa jambe,
et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l’huile, onduleux
comme un cygne » Les Bijoux
Elle est souvent à la source d’un
rêve d’exotisme
« Quand, les deux yeux
fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein
chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages
heureux » Parfum exotique
« Un port retentissant où
mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son
et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans
l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour
embrasser la gloire
D’un ciel pur ou frémit l’éternelle
chaleur » La Chevelure
« Quand tu vas balayant
l’air de ta jupe large,
Tu fais l’effet d’un beau
vaisseau qui prend le large,
Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rythme doux, et
paresseux, et lent. » Le Beau navire
Jeanne Duval par Edouard Manet en 1862
Elle est associée au parfum, qui suscite un voyage imaginaire
« Je m’enivre ardemment des
senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du
goudron...
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! vogue
sur ton parfum » La Chevelure
Elle est aussi idéalisée dans
un amour platonique, comme Marie Daubrun
« Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone » Poème 37
Mais la femme ne comprend pas
toujours le poète, à l'instar d'Apollonie Sabatier
« Ange plein de gaieté,
connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les
sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces
affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un
papier qu’on froisse ? » Réversibilité
Statue de Madame Sabatier sculptée par Auguste Clésinger en 1847
Elle est parfois dangereuse ou
cruelle.
« Tout cela ne vaut pas le poison
qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se
voit à l’envers… » Le Poison
« Tu ressembles ces jours
blancs, tièdes et voilés
Qui font se fondre en pleurs les
cœurs ensorcelés,
Quand, agités d’un mal inconnu
qui les tord,
Les nerfs trop éveillés raillent
l’esprit qui dort » Ciel brouillé
« Ta main se glisse en vain
sur mon sein qui se pâme ;
Ce qu’elle cherche, amie, est un
lieu ravagé
Par la griffe et la dent féroce
de la femme.
Ne cherchez plus mon cœur ;
des monstres l’ont mangé » Causerie
Elle est comparée à un chat
« Lorsque mes doigts
caressent à loisir
Ta tête et ton dos
élastique …
Je vois ma femme en esprit ;
son regard
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend
comme un dard » Le Chat
Image de Margarita GarciaAlonso, 2014, https://garciaalonsomargarita.wordpress.com
Le poète rêve d’un amour idéal
qu’il ne trouve pas dans la réalité
« Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre
ensemble ;
Aimer à loisir
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble » L’Invitation au voyage
Baudelaire par Nadar
Cet amour semble toujours
contrarié ou perdu ou rêvé.
« Ton souvenir en moi luit
comme un ostensoir » Harmonie du
soir
« Les soirs illuminés par l’odeur
du charbon
Et les soirs au balcon, voilés de
vapeurs roses ;
Que ton sein m’était doux !
Que ton cœur m’était bon ! » Le
Balcon
Baudelaire par Etienne Carjat vers 1863
Charles,
poète différent
Baudelaire cultive sa différence. En se proposant « d’extraire la
beauté du Mal », il cherche délibérément à créer une œuvre originale, comme
l’indique sa correspondance. C’est pour
cela qu’il utilise une rhétorique savante faite de comparaisons et métaphores inédites,
allégories, oxymores, rimes novatrices…
Composition de KatarinaRss, "Baudelaire et ses fleurs", Deviant Art, 2012.
Joyeux 195ème anniversaire, Charles ! De toute façon, tu es immortel !