jeudi 28 décembre 2017

Les Faux-monnayeurs et l’art de la fugue : pistes de réflexion

Références pour cet article : Guy Michaud, L’œuvre et ses techniques, Ed. Nizet, 1957. Guillaume Bardet et Dominique Caron, Les Faux-monnayeurs, Journal des Faux-monnayeurs, « L’Art de la fugue », Bac L Epreuve de littérature, Editions Ellipses, 2016.

On sait par son Journal qu’au moment où Gide écrit Les Faux-monnayeurs, il travaille Bach au piano et compare souvent ses difficultés en musique à celles qu’il doit vaincre pour écrire son roman.



Au début du Journal des Faux-monnayeurs, il écrit le 17 juin 1919 : « Je suis comme un musicien qui herche à juxtaposer et imbriquer, à la manière de César Franck, un motif d’andante et un motif d’allegro ». Le mélange des tonalités, des andantes et des allegros, pourrait être illustré par l’alternance de sujets de registres différents chez Gide, par exemple, un passage pathétique alternant avec un passage satirique. Exemple : la scène pathétique dans laquelle La Pérouse parle de son petit-fils au chapitre XIII est suivie d’une autre scène pathétique au chapitre XIV lorsque Bernard va rendre visite à Laura dans l’hôtel puis d’un passage satirique quand Oliver est chez Passavant au chapitre XV.



Le 3 octobre 1924, dans son Journal, il écrit : « Nombre d’idées sont abandonnées presque sitôt lancées, dont il me semble que j’aurais pu tirer meilleur parti. Celles, principalement, exprimées dans le Journal d’Édouard ; il serait bon de les faire reparaître dans la seconde partie. Il serait dès lors d’autant plus étonnant de les revoir après les avoir perdues de vue quelque temps, comme un premier motif, dans certaines fugues de Bach. »




Dans le roman,  « Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme l’Art de la fugue. Et je ne vous pas pourquoi ce qui fut possible en musique serait impossible  littérature » dit Edouard  à Sophroniska, au chapitre 3 de la deuxième partie du roman, à Saas-Fée, p.187 (Ed.Folio).  On peut noter aussi que lorsqu’Edouard va voir La Pérouse au chapitre XIII du I, ce dernier parle d’une fugue de Bach qu’il répète (p. 119).

De quelle façon le travail de Gide dans Les Faux-monnayeurs peut-il être comparé à celui de l’art de la fugue ?

Qu’est-ce qu’une fugue en musique ?

Définition de la fugue dans le Dictionnaire Larousse : « Genre de composition dont les deux caractères essentiels sont : un style contrapuntique rigoureux, c’est-à-dire résultant exclusivement de la combinaison de lignes mélodiques, toutes d’égale importance… la prédominance d’un thème principal nommé sujet, présenté et développé successivement par chacune des voix selon des conventions définies.»
En musique, une fugue est donc une forme d'écriture contrapuntique ( le contrepoint désigne la superposition organisée de lignes mélodiques). Tout le morceau est fondé sur un seul sujet mais on le reprend en canon (en contrepoint) par d’autres voix qui se superposent. Il a été très utilisé à l’époque baroque, surtout par Bach. Ex : « Fugue en la mineur, à quatre voix ».

Pour mieux comprendre, suivre sur You Tube les vidéos : 

« C comme contrepoint », explication du contrepoint, par Jean-François Zygel



« La Leçon de musique, Bach, la fugue », par Jean-François Zygel. 



Zygel explique donc que Bach nous oblige à suivre non pas « une mélodie et son accompagnement »… mais « les deux voix en même temps…. On écoute deux voix qui se combinent. »

L’art de la fugue et Les Faux-Monnayeurs

1 Selon Guillaume Bardet et Dominique Caron, qui s’inspirent de Guy Michaud, la composition des FM peut évoquer celle de la fugue par « la reprise des éléments de l’histoire » : « On relève ainsi, par ordre d’apparition, la révolte de Bernard puis les amours de Vincent,  les deux thèmes se trouvant liés  au chapitre 14 quand le premier va rejoindre dans son l’hôtel, la maîtresse de Vincent. Le troisième fil est constitué par les amours d’Edouard et d’Olivier et se trouve rattaché aux deux autres par le personnage de Passavant. Enfin, le quatrième fil, celui de la bande des garçons et du trafic de fausse-monnaie, qui n’apparaît qu’épisodiquement en I, 2, alors qu’il semble donner son titre au roman, sera complètement déroulé au cours de la dernière partie.  » (p. 59)
Cela nous renvoie à la citation de Gide dans le JFM le 28 juillet 1919 : « Je tâche à enrouler les fils divers de l’intrigue et la complexité de mes pensées autour de ces petites bobines vivantes que sont chacun de mes personnages. »

2 On peut dire aussi que la multiplicité des voix narratives chez Gide ressemble à la superposition des voix chez Bach.

3 On peut aussi interpréter la ressemblance avec une fugue en pensant que le motif de la bande de garçons délinquants trafiquant la fausse monnaie serait le sujet, relayé par des « réponses », le thème la fausse monnaie, au sens moral du terme, mensonges, faux-semblants, hypocrisie.

4 Le thème du diable pourrait être aussi le sujet principal, repris par des contrepoints qui seraient les actions qu’il inspire.

La métaphore de la fugue conviendrait donc bien à l’œuvre. Ce n'étaient que quelques pistes... A vous de les approfondir...