Article de Gisèle Durero-Koseoglu
C’est le titre du roman de Mathieu Enard, Zone (Actes Sud, Babel, 2008), qui m’a fait acheter le livre, parce qu’avant de l’avoir lu, je pressentais que, comme dans le poème liminaire d’Alcools, de mon adoré Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire, on allait y faire « de douloureux et de joyeux voyages » (peu de joyeux, beaucoup de douloureux)…
J’avais mis le roman dans mon sac comme ami éventuel pour affronter un voyage en avion, j’ai commencé à le lire en salle d’embarquement, continué à le dévorer dans la navette entre l’autobus et l’avion –la seule à lire, dans cet autobus où les passagers s’entassent en piaffant, la main posée sur la poignée de leur bagage de cabine pour mieux courir dès l’arrêt et gravir quatre à quatre l’escalier de l’avion comme s’ils redoutaient que l’appareil ne parte sans eux- puis avancé gloutonnement dans cette errance "kostrowitzkyenne", jusqu’à ce que le choc du train d’atterrissage sur la piste me signale que j’étais arrivée à Nice et qu’il fallait, à regret, abandonner momentanément la lecture du livre.
C’est le titre du roman de Mathieu Enard, Zone (Actes Sud, Babel, 2008), qui m’a fait acheter le livre, parce qu’avant de l’avoir lu, je pressentais que, comme dans le poème liminaire d’Alcools, de mon adoré Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire, on allait y faire « de douloureux et de joyeux voyages » (peu de joyeux, beaucoup de douloureux)…
J’avais mis le roman dans mon sac comme ami éventuel pour affronter un voyage en avion, j’ai commencé à le lire en salle d’embarquement, continué à le dévorer dans la navette entre l’autobus et l’avion –la seule à lire, dans cet autobus où les passagers s’entassent en piaffant, la main posée sur la poignée de leur bagage de cabine pour mieux courir dès l’arrêt et gravir quatre à quatre l’escalier de l’avion comme s’ils redoutaient que l’appareil ne parte sans eux- puis avancé gloutonnement dans cette errance "kostrowitzkyenne", jusqu’à ce que le choc du train d’atterrissage sur la piste me signale que j’étais arrivée à Nice et qu’il fallait, à regret, abandonner momentanément la lecture du livre.
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Le roman ? Un immense flux de monologue intérieur, lors d’un voyage en train Milan-Rome, qui n’est pas sans rappeler La Modification de Michel Butor, dénué de points et de majuscules, une seule phrase, sauf pour trois chapitres, le 4, le 13 et le 20, extraits d'un livre racontant l'histoire d'Intissar ; au début, on bute sur les phrases, contraint de les relire une seconde fois pour en comprendre le sens, puis, on épouse le rythme de cette descente dans l’Hadès, découvrant progressivement l’identité du personnage, qui nous livre peu à peu des bribes de son passé et s’égare avec masochisme sur 517 pages dans ses souvenirs de guerrier, d’espion ou d’amoureux éconduit.
La phrase d’incipit, répétée plusieurs fois dans le roman, donne l’ambiance : « tout est plus difficile à l’âge d’homme ».
Le narrateur-personnage ? Francis Servain Mirkovic, « mouchard international… fonctionnaire de l’ombre… espion au service de la république », alcoolique, transportant une mallette « remplie de morts et de bourreaux », qu’il envisage de vendre au Vatican ; un personnage qui n’est plus qu’un « fantôme enfermé au royaume des morts », un « rejeton d’Hadès » et espère, une fois qu’il sera délesté de sa valise de souvenirs, changer de vie et renaître avec le « passeport usurpé d’Yvan Deroy », dans « un endroit neuf sans souvenir sans ruine sous les pieds » ; de moins en moins sympathique au fil des pages, un « monstre », comme le décrit une des femmes aimées, qui « arrive du bout du monde comme de l’enfer qui est en » lui.
Pourquoi « Zone » ?
Parce que le mot désigne la zone géographique qui a été celle du narrateur, les personnages marginaux qu’il y a fréquentés et se réfère explicitement au poème d’Apollinaire par des citations, comme le « zinc » du bar sur lequel il s’appuie, « le cou coupé sans soleil » ou « l’aveuglant soleil des cous coupés » dans la page d’excipit.
Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Le roman ? Un immense flux de monologue intérieur, lors d’un voyage en train Milan-Rome, qui n’est pas sans rappeler La Modification de Michel Butor, dénué de points et de majuscules, une seule phrase, sauf pour trois chapitres, le 4, le 13 et le 20, extraits d'un livre racontant l'histoire d'Intissar ; au début, on bute sur les phrases, contraint de les relire une seconde fois pour en comprendre le sens, puis, on épouse le rythme de cette descente dans l’Hadès, découvrant progressivement l’identité du personnage, qui nous livre peu à peu des bribes de son passé et s’égare avec masochisme sur 517 pages dans ses souvenirs de guerrier, d’espion ou d’amoureux éconduit.
La phrase d’incipit, répétée plusieurs fois dans le roman, donne l’ambiance : « tout est plus difficile à l’âge d’homme ».
Le narrateur-personnage ? Francis Servain Mirkovic, « mouchard international… fonctionnaire de l’ombre… espion au service de la république », alcoolique, transportant une mallette « remplie de morts et de bourreaux », qu’il envisage de vendre au Vatican ; un personnage qui n’est plus qu’un « fantôme enfermé au royaume des morts », un « rejeton d’Hadès » et espère, une fois qu’il sera délesté de sa valise de souvenirs, changer de vie et renaître avec le « passeport usurpé d’Yvan Deroy », dans « un endroit neuf sans souvenir sans ruine sous les pieds » ; de moins en moins sympathique au fil des pages, un « monstre », comme le décrit une des femmes aimées, qui « arrive du bout du monde comme de l’enfer qui est en » lui.
Pourquoi « Zone » ?
Parce que le mot désigne la zone géographique qui a été celle du narrateur, les personnages marginaux qu’il y a fréquentés et se réfère explicitement au poème d’Apollinaire par des citations, comme le « zinc » du bar sur lequel il s’appuie, « le cou coupé sans soleil » ou « l’aveuglant soleil des cous coupés » dans la page d’excipit.
Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Ce roman très documenté, hérissé de références aux combats de l’Iliade et aux dieux de la mythologie, nous conduit sur de légendaires champs de bataille d’hier ou d’aujourd’hui, avec leurs indicibles atrocités (inimaginables pour le lecteur moyen qui n’a pas connu la guerre et souvent détaillées avec complaisance, on a parfois envie de jeter le livre…) comme les batailles d’Actium et de Lépante, la campagne de Russie, la bataille des Dardanelles, les guerres d’Algérie, du Liban, de l’ex-Yougoslavie, les opérations en Syrie, en Lybie, en Egypte ; les lieux de détention ou de déportation, comme le camp de Rivesaltes dans les Pyrénées Orientales, le camp de la Risiera à Trieste, le camp de Fossili en Italie, les camps de Sobibor et de Treblinka, la prison de Palmyre en Syrie, les cellules de Guantanamo ; la déportation des Juifs de Rhodes, de Salonique et de Corfou…
Le roman dresse aussi les portraits d’anciens baroudeurs-combattants des guerres modernes qui émaillent les souvenirs du narrateur, personnages hauts en couleur : Intissar la Palestinienne, l’Israélien Nathan, le Libanais Ghassan, le Croate Andrija, le Dalmate Vlaho et même un incroyable « duc d’Auschwitz »… ; évoque tous les criminels de guerre modernes et les supplices qu’ils ont infligés ; les artistes maudits en proie à la violence ou à l’alcool comme Malcolm Lorry, William Burroughs, Brasillach, Jean Genêt, le peintre Le Caravage …
Bref, tout est fait pour nous convaincre que l’histoire n’est qu’une suite d’horreurs où les victimes se transforment en bourreaux, un « conte de bête féroce »…
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
Quant aux souvenirs des amours malheureuses du narrateur, dont une candeur inattendue sommeille sous la veulerie et la brutalité, rien ne les symbolise mieux que le coup de pied dans les bijoux de famille que lui décoche une des trois femmes aimées sur un pont vénitien…
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
L’envoûtement opéré par le livre est de savoir relier, par de savantes transitions, les événements historiques aux états d’âme du narrateur et de mêler avec maestria les références historiques et culturelles aux cris du cœur les plus sincères ; vulgairement dit, ça vous prend aux tripes, quand on a entamé la descente, on est prêt à dégringoler toutes les spirales des cercles de l’enfer, jusqu'au fond, dans l’abîme de l’abîme où étincelle la kunée de Pluton et la quenouille des Parques, dames dont il est souvent question.
Un roman triste et envoûtant, suintant de « la majestueuse tristesse » des tragédies.
Chef d’œuvre sans aucun doute, réservé à ceux et celles qui ont beaucoup lu dans leur vie – seront capables d’en affronter la violence- et cherchent, blasés parfois, les pages qui réussiront à leur fouetter le sang… effet garanti, jusqu’à ce qu’on puisse dire enfin, ayant refermé le livre avec soulagement pour remonter vers la lumière : « Adieu Adieu Soleil cou coupé »
Mon site Gisèle Ecrivaine d'Istanbul
Mon blog Gisèle Durero-Koseoglu, écrivaine d'Istanbul
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Ce roman très documenté, hérissé de références aux combats de l’Iliade et aux dieux de la mythologie, nous conduit sur de légendaires champs de bataille d’hier ou d’aujourd’hui, avec leurs indicibles atrocités (inimaginables pour le lecteur moyen qui n’a pas connu la guerre et souvent détaillées avec complaisance, on a parfois envie de jeter le livre…) comme les batailles d’Actium et de Lépante, la campagne de Russie, la bataille des Dardanelles, les guerres d’Algérie, du Liban, de l’ex-Yougoslavie, les opérations en Syrie, en Lybie, en Egypte ; les lieux de détention ou de déportation, comme le camp de Rivesaltes dans les Pyrénées Orientales, le camp de la Risiera à Trieste, le camp de Fossili en Italie, les camps de Sobibor et de Treblinka, la prison de Palmyre en Syrie, les cellules de Guantanamo ; la déportation des Juifs de Rhodes, de Salonique et de Corfou…
Le roman dresse aussi les portraits d’anciens baroudeurs-combattants des guerres modernes qui émaillent les souvenirs du narrateur, personnages hauts en couleur : Intissar la Palestinienne, l’Israélien Nathan, le Libanais Ghassan, le Croate Andrija, le Dalmate Vlaho et même un incroyable « duc d’Auschwitz »… ; évoque tous les criminels de guerre modernes et les supplices qu’ils ont infligés ; les artistes maudits en proie à la violence ou à l’alcool comme Malcolm Lorry, William Burroughs, Brasillach, Jean Genêt, le peintre Le Caravage …
Bref, tout est fait pour nous convaincre que l’histoire n’est qu’une suite d’horreurs où les victimes se transforment en bourreaux, un « conte de bête féroce »…
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
Quant aux souvenirs des amours malheureuses du narrateur, dont une candeur inattendue sommeille sous la veulerie et la brutalité, rien ne les symbolise mieux que le coup de pied dans les bijoux de famille que lui décoche une des trois femmes aimées sur un pont vénitien…
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
L’envoûtement opéré par le livre est de savoir relier, par de savantes transitions, les événements historiques aux états d’âme du narrateur et de mêler avec maestria les références historiques et culturelles aux cris du cœur les plus sincères ; vulgairement dit, ça vous prend aux tripes, quand on a entamé la descente, on est prêt à dégringoler toutes les spirales des cercles de l’enfer, jusqu'au fond, dans l’abîme de l’abîme où étincelle la kunée de Pluton et la quenouille des Parques, dames dont il est souvent question.
Un roman triste et envoûtant, suintant de « la majestueuse tristesse » des tragédies.
Chef d’œuvre sans aucun doute, réservé à ceux et celles qui ont beaucoup lu dans leur vie – seront capables d’en affronter la violence- et cherchent, blasés parfois, les pages qui réussiront à leur fouetter le sang… effet garanti, jusqu’à ce qu’on puisse dire enfin, ayant refermé le livre avec soulagement pour remonter vers la lumière : « Adieu Adieu Soleil cou coupé »
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