dimanche 2 avril 2023

Sabahattin Ali, auteur du best-seller de la Turquie

 Article publié dans le mensuel Aujourd'hui la Turquie d'avril 2023, numéro 217, page 9  

Aujourd'hui la Turquie 217

C’est le 2 avril 1948 que disparut le célèbre romancier, poète et journaliste turc, Sabahattin Ali, sauvagement assassiné au bord d’une route, dans des circonstances mystérieuses, à Kırklareli. Cette mort ne fit que confirmer le destin tragique de l’auteur, éternel incompris : emprisonné pour « propagande communiste », renvoyé de son poste de professeur d’allemand, déchu de son statut de fonctionnaire, condamné à quatorze mois de prison pour des poèmes satiriques et envoyé à la prison de Sinop, qui conserve aujourd’hui sa cellule transformée en musée ; vilipendé par la droite nationaliste pour sa description du spleen des intellectuels dans son roman,  Le Diable qui est en nous ; discrédité par la gauche qui lui reprochait son mode de vie bourgeois ;  finalement jugé sous le chef d’accusation de « traître à la patrie » et encore incarcéré deux fois pour les articles de ses revues… 


Pourtant, les ennuis politiques de ce grand écrivain, l’une des figures majeures de l’époque de la République, n’ont pas réussi à lui enlever la faveur des lecteurs : car il est l’auteur d’un chef-d’œuvre traduit en de nombreuses langues qui, 80 ans après sa parution en 1943, est encore le best-seller incontesté de la Turquie et figure parmi les ouvrages les plus empruntés des bibliothèques : La Madone au manteau de fourrure (Kürk Mantolu Madonna).


Que raconte ce livre ? Rasim, qui commence à travailler dans une entreprise, est placé dans le même bureau que Raif Efendi, le traducteur d’allemand, un homme taciturne et secret, qui semble emprisonné dans ses manies et dénué de toute fantaisie. Mais un jour où Rasim va rendre visite à son collègue tombé malade, ce dernier, pensant qu’il va mourir,  lui demande en secret de brûler le cahier caché dans son tiroir au bureau. Rasim le supplie alors de le lui laisser pour une seule nuit et de retour chez lui, se plonge dans la lecture. Et c’est avec stupeur qu’il découvre le journal intime de Raif Efendi écrit en 1933, alors qu’il était un jeune homme de 24 ans, dépressif, timide et rêveur, ne trouvant son bonheur que dans la lecture. Finalement, son père, qui possédait une fabrique de savons, décide de l’envoyer en stage en Allemagne pour y apprendre la confection des savons parfumés. Raif commence sans conviction son apprentissage à Berlin mais le délaisse peu à peu, préférant se promener dans les parcs et les galeries d’art. Jusqu’au jour où il tombe en extase devant le portrait d’une femme en manteau de fourrure où figure, dans le bas du tableau, la mention : « Maria Puder, autoportrait ». Toute sa vie va en être bouleversée, au point qu’il se rend chaque jour à la galerie pour contempler le tableau. Puis, un soir, croyant reconnaître la femme du portrait dans la rue, il la suit et découvre qu’elle est chanteuse dans un cabaret. Finalement, elle vient s’asseoir à sa table et lui révèle qu’elle n’est autre que Maria Puder. C’est le début d’une passion réciproque, qui se poursuit jusqu’au jour où un télégramme apprend à Raif Efendi que son père est décédé et qu’il doit rentrer d’urgence en Turquie. Le roman comporte donc deux récits successifs à la première personne : celui de Rasim, qui, dans son nouveau travail, est intrigué par la personnalité du traducteur et celui de Raif Efendi, qui raconte son histoire d’amour avec Maria Puder.


Je n’en dirai pas davantage mais outre la passion amoureuse, le roman peint un héros masculin en décalage avec son entourage, souffrant de solitude et d’absence de communication. Un des thèmes essentiels du livre est le préjugé qui nous fait interpréter faussement une situation ou les jugements erronés que nous portons sur le monde intérieur des autres personnes. Quoi qu’il en soit, cette œuvre intemporelle continue à envoûter les lecteurs qui peuvent tous y trouver un écho dans leur propre vie… En 2021, la mairie d’Edremit a inauguré,  dans la maison où le célèbre écrivain a passé sa jeunesse, la « maison du souvenir » de Sabahattin Ali,  qui expose des documents et objets personnels offerts par la fille de l’auteur. Et à peine le musée a-t-il ouvert qu’il attire des foules de lecteurs passionnés. Quant à Sabahattin Ali, auteur de trois romans mais aussi d’essais et surtout de poèmes mis en musique et interprétés par les plus grands chanteurs turcs, son destin est emblématique de celui de nombreux écrivains ou artistes. Persécuté de son vivant, aurait-il pu imaginer que la postérité lui rendrait un aussi merveilleux hommage et lui manifesterait tant d’amour ?

 


samedi 10 décembre 2022

Annie Ernaux : discours du Nobel, texte intégral

Discours publié par la Fondation Nobel le 7 décembre 2022 :
Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes. Une sorte de clef. Aujourd’hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l’événement – « est-ce bien à moi que ça arrive ?  » – mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c’est la même nécessité qui m’envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m’invitez ce soir.



Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. J’écrirai pour venger ma race. Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. »* J’avais vingt-deux ans. J’étais étudiante en Lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits-commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’Ecole avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire.
En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J’avais quelques excuses.


Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l’école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l’objet dans mon école religieuse, me les rendaient encore plus désirables. « Don Quichotte », « Voyages de Gulliver », « Jane Eyre », contes de Grimm et d’Andersen, « David Copperfield », « Autant en emporte le vent », plus tard « les Misérables », « les Raisins de la colère », « la Nausée », « l’Etranger » : c’est le hasard, plus que des prescriptions venues de l’Ecole, qui déterminait mes lectures.
 
Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisait me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j’opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l’écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.
 
 Ce n’est pas le refus d’un premier roman par deux ou trois éditeurs – roman dont le seul mérite était la recherche d’une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l’interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire « la parabole de la loi » dans « le Procès » de Kafka sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n’était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.


 
Mais c’était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d’un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d’éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma « race », et qui donnaient à mon désir d’écrire un caractère d’urgence secrète et absolue. Il ne s’agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire « écrire sur rien » de mes vingt ans, mais de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Ecrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines.

  

 
Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux, transfuges de classe sociale, n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire dans la langue acquise, dominante, qu’ils ont appris à maîtriser et qu’ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d’origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d’un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d’Albert Camus, « Entre oui et non ». De l’autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l’univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu’ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l’écriture, ils ne m’étaient d’aucun secours. Il me fallait rompre avec le « bien écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venue, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.
 
Très vite aussi, il m’a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ – d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’Etat français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais.

 
Comment ne pas s’interroger sur la vie sans le faire aussi sur l’écriture ? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses ? Est-ce que l’écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle. C’est donc, à l’origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores, ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité, allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet.
 
Continuer à dire « je » m’était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu’à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu’elle réfère à l’auteur, qu’il ne s’agit pas d’un « je » présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le « je », jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des « Confessions » : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. »

 
Ce n’est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…) mais le désir de me servir du « je » – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l’authenticité de ma recherche. Mais à quelles fins ? Il ne s’agit pas pour moi de raconter l’histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d’autres consciences, d’autres mémoires. Qui pourrait dire que l’amour, la douleur et le deuil, la honte, ne sont pas universels ? Victor Hugo a écrit : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. »* Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – « c’est à moi que ça arrive » – elles ne peuvent être lues de la même façon, que si le « je » du livre devient, d’une certaine façon, transparent, et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l’occuper. Que ce Je soit en somme transpersonnel.



  C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire « pour » une catégorie de lecteurs, mais « depuis » mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique.
 
On le voit aujourd’hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus archaïque. Ecrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a dans le monde, y compris dans les sphères intellectuelles occidentales, des hommes pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal d’espérance pour toutes les écrivaines.



Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais aussi collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.
 
Mais je ne confonds pas cette action politique de l’écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J’ai grandi dans la génération de l’après-guerre mondiale où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s’impliquent dans les luttes sociales. Personne ne peut dire aujourd’hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d’information, la rapidité du remplacement des images par d’autres, accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation.
 
Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d’une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir d’extrême vigilance.



En m’accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c’est un travail d’écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m’éblouit pas. Je ne regarde pas l’attribution qui m’a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n’est ni orgueil ni modestie de penser qu’elle est, d’une certaine façon, une victoire collective. J’en partage la fierté avec ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre souhaitent plus de liberté, d’égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d’une Terre que l’appétit de profit d’un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l’ensemble des populations.
 
Si je me retourne sur la promesse faite à vingt ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge sociale dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.





 

mercredi 9 novembre 2022

Hommage à Marcel Proust et Ahmet Hamdi Tanpınar à Notre Dame de Sion, Istanbul

 

Mardi 8 novembre 2022 a eu lieu à Istanbul, au lycée Notre-Dame de Sion, le vernissage de l’exposition « La musique portée par le roman, Regards croisés sur Proust et Tanpınar », qui présente, en miroir, des extraits de textes de Marcel Proust et d’Ahmet Hamdi Tanpınar , ainsi que des collections de photos et de portraits et durera jusqu’au 8 décembre 2022.



Le spectacle-piano de Marie-Christine Barrault et Franck Ciup

Cette manifestation littéraire organisée en hommage à Marcel Proust pour le centenaire de sa mort, a été marquée par un envoûtant « Spectacle piano littéraire », dans lequel Marie-Christine Barrault lisait, avec une superbe interprétation, des extraits choisis de Marcel Proust, en alternance avec des morceaux composés pour l’occasion par le pianiste Franck Ciup, par référence à la fameuse Sonate de Vinteuil, œuvre imaginaire créée par Proust à partir de compositions qu’il aimait. Les fins mélomanes ont pu reconnaître dans les interprétations du pianiste des extraits des Scènes d’enfants de Robert Schumann, de la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, mais aussi de deux œuvres utilisées en leitmotiv, A Chloris, de Reynaldo Hahn, utilisé six fois, et le  fameux Clair de lune, de Claude Debussy. Le tout était d'une poésie extrême, tellement beau que l'on aurait souhaité que le concert ne finisse pas…



L’exposition  « La musique portée par le roman, Regards croisés sur Proust et Tanpınar »

La curatrice, Aylin Koçiyan, a fait appel à de nombreux spécialistes pour réaliser l’exposition. C’est en ces termes qu’elle définit son travail : « L’objectif de l’exposition « La musique portée par le roman » est d’apporter un regard croisé sur la manière avec laquelle la musique revient comme un leitmotiv dans l’œuvre colossale de Marcel Proust (1871-1922), A la recherche du temps perdu, publiée en sept tomes de 1913 à 1927, et dans le roman-fleuve d’Ahmet Hamdi Tanpınar (1901-1962). Notre travail explore comment la musique émerge comme une expérience intime et existentielle permettant à l’individu d’atteindre l’essence et la profondeur de l’être et des choses, ainsi que comme un langage universel, seule capable de traduire l’indicible, l’ineffable… »



La musique chez Proust et Tanpınar

La Sonate de Vinteuil de Proust

A la Recherche du Temps perdu, permet à Marcel Proust de créer,  à partir de personnages qu’il a connus dans sa vie, des figures d’artistes imaginaires comme le musicien Vinteuil, l’écrivain Bergotte et le peintre Elstir. 



Dans Un Amour de Swann, une « petite phrase » de la Sonate de Vinteuil,  devient  « l’air national » de l’amour entre Charles Swann et Odette de Crécy. Dans un des passages-clés du roman, lorsque Odette s’éloigne de Swann pour lui préférer le comte de Forcheville, lors d’un concert chez la marquise de Saint-Euverte, Swann entend la fameuse sonate dont la « petite phrase » ressuscite toutes les sensations de son passé avec Odette, tous « les refrains oubliés du bonheur », dans un merveilleux texte devenu un des symboles de Proust : 

Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la main à son cœur. C'est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveillés et, à tire-d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.

Le Mahur Beste de Tanpınar

Dans sa trilogie romanesque, Huzur, en 1949, Sahnenin Dışındakiler, en 1973 et Mahur Beste, en 1975, à l’instar de Proust, Ahmet Hamdi Tanpınar  -dont certains livres sont traduits en français par Actes Sud, dont L’Institut de remise à l’heure des montres et des pendules, ou le merveilleux Pluie d’été – utilise le thème récurrent du « Mahur Beste », du compositeur turc du XVIIe siècle, Ebubekir Ağa.


Selon la curatrice Aylin Koçiyan, « Tout au long de l’exposition qui présente des extraits bilingues de Proust et de Tanpınar, la musique et les rapports sociaux qui s’organisent autour d’elle, tels qu’ils sont évoqués plus particulièrement dans Du côté de chez Swann et Le côté de Guermantes, d’une part, et la question identitaire et la musique qui tissent la trame de la trilogie romanesque de Tanpınar (Huzur, 1949 ; Sahnenin Dışındakiler, 1973 ; Mahur Beste, 1975) nous invitent à de nouvelles réflexions sur les relations entre la littérature et l’art et la fonction de la création artistique et littéraire pour figer le moment volatile et alléger l’amertume de la nostalgie 
»

PS : j’ai eu la chance de réaliser, le lendemain du concert, un entretien sur son travail avec le pianiste et compositeur Franck Ciup, vous pourrez bientôt le lire dans le Petit Journal d'Istanbul…

jeudi 29 septembre 2022

Le 29 Septembre 1902 : envol d’un fulgurant génie littéraire, Emile Zola

 Comme plusieurs autres écrivains du XIXe siècle, Emile Zola mérite de surnom de "phare" -au sens baudelairien- de la littérature française. Tout a été dit et écrit sur lui, ou presque, aussi me contenterai-je de rappeler quelques points importants de sa biographie :


-Le père de Zola, un ingénieur italien naturalisé, qui travailla à la construction du canal qui portera son nom à Aix-en-Provence, meurt lorsqu’Emile a sept ans et  la famille se retrouve dans la misère.

-Zola n’a pas obtenu son Bac ! Il entre en 1862 à la librairie Hachette. Vite remarqué, il  collabore aux rubriques littéraires de plusieurs journaux et fréquente de nombreux écrivains et artistes de son époque.

-Il a défendu avec beaucoup de conviction Manet et les Impressionnistes.


Portrait d'Emile Zola par Edouard Manet en 1868

-C’est à 27 ans, après Thérèse Raquin,  qu’il conçoit le projet des Rougon-Macquart, « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », qui comprendra 20 volumes ! Il a écrit aussi beaucoup d’autres livres, son œuvre est colossale !

-C’est en 1877, à 37 ans, qu’il atteint la gloire littéraire avec  L'Assommoir. Son succès lui permet d'acheter sa villa de Medan et il devient le chef de file des Naturalistes.

-En 1886, Paul  Cézanne se reconnaît dans les traits du personnage principal de L'œuvre. C’est la rupture entre les deux amis.

-Le 13 janvier 1898, la lettre ouverte « J'accuse », dans le journal L’Aurore, prend la défense de Dreyfus. Un procès en diffamation condamne Zola à un an d'emprisonnement et à une grosse amende. Il part en exil à Londres pour éviter l'emprisonnement ( Dreyfus sera réhabilité en 1906).

-Après les Rougon-Macquart, Zola change d’inspiration et écrit sur la religion dans « Les Trois livres » : Lourdes, Paris, Rome.

-Les romans de Zola suscitent souvent le scandale : les plus décriés ont été Thérèse Raquin, en 1867, L’Assommoir, en 1878, Nana, en 1880 et Germinal en 1885. De violentes attaques contre l’écrivain sont publiées dans le journaux, ainsi que des caricatures très caustiques le représentant en cochon ou jouant avec des excréments.



-Zola est marié depuis 1864 avec Alexandrine lorsque, en 1888, une jeune lingère, Jeanne Rozerot, entre au service du couple. Il s'ensuit une folle passion, d'autant plus forte que Jeanne va donner à Emile deux enfants, alors que son union avec Alexandrine est restée stérile. 

Sans se séparer de son épouse, Zola va mener une double vie qui lui pèse beaucoup : "J'avais fait le rêve de rendre tout le monde heureux autour de moi mais je vois bien que cela est impossible," écrit-il. Le roman Le Docteur Pascal transpose de façon déguisée cette histoire d'amour. Deux-cent-sept lettres de Zola à Jeanne témoignent de cette passion. Après la mort d'Emile, Alexandrine, magnanime, autorisera les enfants de Jeanne à porter le nom de leur père...


-Zola est un des premiers écrivains-photographes. Il découvre cet art en 1894, et devient si passionné qu’il possède une dizaine d’appareils, trois laboratoires et procède lui-même au développement des clichés dont on a conservé au moins deux mille plaques.



-Zola est aussi un auteur lyrique qui a participé à des adaptations théâtrales de ses romans. Mais il a écrit aussi le  livret d’opéra Messidor ou l’or de l’Ariège, sur la musique d’Alfred Bruneau, qui remporte un franc succès le 19 février 1897, à l’Opéra de Paris.


-Les circonstances de la mort de Zola, asphyxié le 29 septembre 1902, dans sa maison, par une cheminée qui fume, sont plus que mystérieuses. On a longtemps pensé à un accident mais les dernières recherches envisagent plutôt l’hypothèse de l’assassinat. En effet, les descendantes de Zola ont réaffirmé la thèse selon laquelle un ramoneur avait avoué avoir bouché la cheminée sur ordre des antidreyfusards…